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six semaines dans un phare.

ce raisonnement quand le tonnelier revint avec son harpon. Le requin faisait toujours la planche le long du radeau. Eh bien, dit-il, voilà la mécanique, où est l’appât ? — L’appât, mon vieux, que je lui réponds, c’est moi. Je sais bien que ce n’est pas d’un fameux embonpoint, mais les requins sont plus gloutons que délicats.

Mais le tonnelier se rebiffe. Il ne veut pas que je me jette à l’eau. Non, mon vieux, que je fis, je ne me jetterai pas à l’eau, je laisserai traîner mes jambes, voilà tout. À toi de bien viser, et de ne pas me laisser trop endommager.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Je me cramponne au radeau et je m’affale à moitié dans la mer. Ah ! mon Dieu, il n’y avait pas une minute que j’y étais, quand mon requin se rapproche de moi, se retourne et ouvre une mâchoire comme un four. Ma foi, j’ai peur, et je lui envoie un coup de soulier, mais là bien appliqué. Et je veux remonter, mais crac ! en voilà un autre sournois que je n’avais pas vu qui se retourne et me bafre le mollet. Cristi ! quand j’ai senti les dents du requin m’égratigner, — il appelait ça égratigner ! — j’avais bien envie de crier, mais le tonnelier lançait son harpon. La peau de ce damné requin était si dure que le fer glissa sans y entrer et que le gredin s’enfuit au plus vite en m’emportant la moitié d’un mollet. C’est nous qui étions mangés et lui qui mangeait ; quand ce devait être tout le contraire !

Ce récit de Tombaleau me fit pleurer comme un enfant et je ne pus m’empêcher de me confesser de mon crime.

Il y avait quelque temps que nous étions à terre et que des Arabes nous avaient donné l’hospitalité, quand nous aperçûmes une voile à l’horizon. Cette voile approcha, et nous vîmes se détacher un canot, qui une heure après débarqua sur le rivage, notre lieutenant et deux des matelots qui nous avaient abandonnés. Grande fut notre joie, nous les reçûmes comme des libérateurs, oubliant qu’ils avaient failli être nos bourreaux. En