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six semaines dans un phare.

travail les distrait de leurs pensées de révolte. Les uns font de petits cordages ou de la tresse, d’autres trient les légumes, ceux-là grattent les planches de leur lit. Pendant ce temps des interprètes apprennent aux esclaves des chansons, ou leur racontent des récits merveilleux. Puis viennent les tours de force et les jongleries exécutés par les plus adroits matelots.

À quatre heures, nouveau repas : mêmes dispositions, même nourriture, même avidité. Après le repas, les danses commencent, avec un orchestre composé d’une calebasse, d’un bambou vide et d’un tam-tam qu’ils accompagnent des pieds et des mains en poussant des hurlements bizarres. Un nègre et une négresse entrent dans l’arène ; d’abord froids, impassibles, ils font des mouvements de tête, de bras, d’épaules et des grimaces grotesques. Bientôt s’échauffant, ils changent d’allure. Oh ! alors ce ne sont plus des créatures humaines ! D’autres groupes les imitent, c’est de tous côtés des cris, des contorsions à se boucher les oreilles et les yeux !

Enfin haletants, accablés, brisés de fatigue, essoufflés à force d’avoir crié, ils tombent brutalement à terre et d’autres danseurs les remplacent, jusqu’au coucher du soleil, où le capitaine donne le signal de la retraite et tous les esclaves redescendent après avoir été minutieusement fouillés.

La nuit venue et la toilette du pont terminée, nous nous retranchons avec nos armes en arrière de la rambade ; la moitié de l’équipage est de quart jusqu’à minuit, l’autre moitié de minuit à quatre heures du matin. Dans le jour personne ne se repose.

Vous voyez qu’il y a loin de ce traitement aux relations exagérées des voyageurs qui ont fait des esclaves de misérables victimes et des négriers d’affreux bourreaux. Je sais bien qu’il y a des exceptions, mais elles sont rares. Étant à l’île Bourbon, j’eus l’occasion de voir un nègre affranchi qui avait eu affaire à un de ces féroces négriers.