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antenolle.

peu la tête et je vis dans le brouillard, avec des yeux qu’obscurcissait la peur, un grand corps noir étendu par terre et sur ce corps de monstrueux animaux bondissant en secouant leurs têtes dans lesquelles brillaient deux feux follets ardents. J’en avais assez vu et je me glissai en rampant vers notre canot dont je détachai l’amarre et dans lequel je me blottis.

À peine y étais-je, que ce cri : « Sauvons-nous ! » fut suivi d’un rugissement épouvantable. Le lieutenant et Noël se précipitèrent dans le canot. J’appuyai sur les avirons et poussai de fond pour nous écarter du rivage.

— Et moi donc ? s’écria Tombaleau en se jetant à la mer pour nous rattraper.

Bien m’en avait pris de démarrer à l’avance, car à peine étions-nous à quatre toises que nous vîmes apparaître deux énormes tigres. À la vue de la ceinture d’eau qui nous séparait d’eux, les monstres nous regardèrent sans bouger, mais bientôt le plus petit prit son élan et vint tomber à une brasse de nous. Un instant aveuglé par l’eau, le tigre se mit à nager avec énergie vers notre frêle embarcation. Effrayé de ce danger auquel je ne m’attendais pas, je me couche à plat ventre au fond du canot en criant : Laissez-moi tranquille, et me bouchant les yeux et les oreilles.

Que se passait-il ? Je le sentais sans le voir. Le tigre avait fini par se cramponner à bâbord de notre bateau qui, entraîné par cette surcharge, s’était incliné au point de chavirer. Le lieutenant et Tombaleau se jettent à tribord et ce contre-poids redresse l’embarcation. Le tigre, dont les pattes de derrière ne reposaient sur rien, ne pouvait pénétrer dans le bateau, mais sa grande gueule nous recouvrait d’eau chaque fois qu’il reprenait son souffle, et il esquivait avec adresse tous les coups qu’on lui portait soit sur la tête, soit sur les pattes. Déjà il était à moitié dans le canot. La douleur des blessures que les sabres lui faisaient à