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antenolle.

en cas de révolte. Une tente goudronnée, appelée tôt, couvrait le pont de l’avant à l’arrière, pour le préserver de la pluie, du soleil et de la mer, les écoutilles devant rester ouvertes jour et nuit.

Tel était le navire sur lequel ma mauvaise étoile m’avait placé. Je n’avais rien à dire puisque je l’avais voulu. Et encore, j’étais sur un navire négrier, soit ; mais il n’y avait pas de nègres. Quand il y en aurait, que serait donc ma répugnance. Ajoutez à cela que les Anglais font une chasse aux négriers ! gare à ceux qui passent à leur portée ! Toutes ces réflexions jointes à mon malaise persistant ne laissaient pas que de m’attrister, bien que la traversée fût admirable et que nous fussions favorisés par une brise excellente.

Comme j’étais les trois quarts du temps sur le pont, penché sur les bastingages, vous savez pourquoi, j’eus le temps de voir à mon aise la mer et les poissons. C’est un spectacle très-curieux que n’ont pas le temps d’examiner sérieusement les marins. Il faut être gardien de phare pour ça.

Parmi les poissons qui nous suivaient, il y en avait de toutes sortes dont j’ignorais les noms, mais il y avait surtout des dorades et des poissons volants. La dorade a le nez camus et mille couleurs chatoyantes, mais le poisson volant est plus joli et plus gracieux de forme et de couleur. Seulement il n’est pas si bon à la poêle. Ce petit malheureux a tellement de ressemblance avec les mousses que je ne pouvais m’empêcher de m’apitoyer sur son sort. En effet, il a des nageoires pour échapper aux oiseaux de mer et des ailes pour échapper aux dorades, mais il n’échappe ni aux uns ni aux autres : quand il ne tombe pas sous la dent de la dorade, il tombe sous le bec de la mouette. Et pourtant ce n’est pas faute d’être leste et malin, — comme le mousse !

La dorade est son plus mortel ennemi : il échappe encore aux autres poissons ; mais, dès que celle-ci lui donne la chasse, il est