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six semaines dans un phare.

des matelots sur lesquels cette mort tragique et inattendue produisait une vive impression. — Voilà ce que c’est que de partir un vendredi ! murmura Tombaleau qui était derrière moi. Ma foi, si cela avait été en mon pouvoir, je n’aurais pas hésité à m’en aller, non pas à cause du mal de mer auquel je ne pensais plus, mais parce qu’il me semblait, comme à tout l’équipage du reste, que cette traversée, imprudemment commencée un vendredi et dont un fatal événement marquait le début, devait finir par une catastrophe.

Mais il était trop tard et il fallait se résigner. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était de savoir ce que c’était que cette corvette qui sentait le bouc et ressemblait à un corbillard. Tombaleau me l’apprit en riant. J’étais sur un négrier !…

L’équipage se composait après la mort du lieutenant de douze hommes, ce qui voulait dire qu’en partant nous étions treize ! — Le capitaine, qu’on avait surnommé Tranche-liard, à cause de son avarice, d’un caractère impérieux et dur, d’un égoïsme profond, peu sympathique à l’équipage ; deux officiers bons vivants, un maître, un charpentier, un tonnelier, quatre marins, un cuisinier et un mousse. Le mousse, c’était moi soi-disant.

La corvette était bonne marcheuse. Son coffre était doublé de cuivre et percé au sabord pour y placer une batterie. On avait haussé son tillac d’un bon tiers de plus que celui des corvettes ordinaires pour donner plus de hauteur au parc des noirs construit sur le faux pont, pour arrimer beaucoup de vivres, enfin pour assurer au navire la qualité principale de ne pas embarquer de vagues par le gros temps. De plus on avait construit une espèce de cloison appelée rambade, haute de six pieds avec une galerie pour y mettre des factionnaires. Dans cette cloison étaient percés des trous et des embrasures dans lesquelles on place des canons braqués sur l’avant de manière à foudroyer les nègres