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superstitions des marins.

térieux en fit les frais et les narrateurs puisèrent dans cette mine féconde de légendes et de contes fantastiques que les marins se racontent, le soir, après la soupe, autour du grand panneau, pendant le premier quart.

Du reste le matelot est très-superstitieux. Grand papa Chasse-Marée en savait quelque chose. Voici ce qu’il disait avec son bon sens habituel :

— Il est à remarquer que ces hommes braves jusqu’à la témérité, impassibles devant le péril que le combat multiplie autour d’eux ont conservé toutes leurs superstitions. Ils craindront d’appareiller un vendredi ou le 13 d’un mois, et verront, dans le sel renversé sur une table, un augure fâcheux dont il faudra conjurer les conséquences, par des précautions timides qui démentent leur intrépidité ordinaire.

— Pour moi, dit le capitaine, le vendredi ne devrait pas être rangé parmi les jours néfastes. Ne devrait-on pas le regarder au contraire comme un jour heureux ? N’est-ce pas celui, où s’accomplit l’acte sublime de la rédemption ? Pour les chrétiens vraiment pieux, le vendredi peut être une commémoration douloureuse du plus grand sacrifice qui se soit accompli ; mais il ne saurait être pour nous un jour de malheur. La superstition change toutes les idées et gâte tout ce qu’elle touche.

Un silence presque embarrassé suivit cette boutade.

— Ce que vous dites là a sa raison d’être, mon capitaine, reprit Chasse-Marée, mais il sera bien difficile de le faire comprendre aux matelots. Tenez, ce matin vous parliez avec M. Paul des lutins de nos rivages. Eh bien, moi, j’en ai vu un.

Chacun poussa un cri d’étonnement, Chasse-Marée n’était pas superstitieux.

— Oui, je l’ai vu. Il s’appelle le Gobelin. C’est un démon familier, un lutin qui fait mille malices. Il ne fut pas d’abord l’hôte des navires. Il habitait avant, les chaumières où il renversait le