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yvonnec le breton.

comme un mouton. Il cueillit le jasmin d’Arabie qui donne le café, la tulipe persane et la rose chinoise, la turucasa qui meurt au coucher du soleil et renaît à l’aube, l’herbe de Saint-Gerbold qui rend invisible et le roseau typha dont les Juifs mirent une tige entre les mains du Christ !…

Il étudia la nature et les hommes, les pays et leurs langues, la mer et ses mystérieuses légendes, l’histoire, la géographie, la cosmographie. Ne se parlant qu’à lui-même, il concentrait en lui-même sa science, qui se conservait ainsi comme une liqueur précieuse dans un vase bien fermé. Il découvrit le secret de l’Eldorado dans la Guyane et de la fontaine de Jouvence dans la Floride. Il apprit à scalper avec un os tranchant et à tanner le cuir chevelu à la mode des Sioux. Il brava la faim et la soif, il but sous les tropiques le lait des cocotiers et sous les pôles le lait des rennes, seul arbre à fruit et seul animal qui, vivant sur terre, soient passionnés pour l’eau de mer !

À force d’avoir tant vu et tant étudié, il était devenu, comme on disait à bord, un puits de savoir. Seulement il n’y avait pas de seau pour y descendre. Aussi il fallait voir, aux heures de la soupe surtout, au moment où le matelot fatigué puise des forces dans la gamelle où nagent des fèves, des haricots et de maigres morceaux de lard, où le flacon de tafia ou de cognac sort de sa cachette pour humecter le gosier, des « Boit sans soif », comme chaque matelot se hâtait de finir qui sa soupe, qui son verre, pour entourer la table où Yvonnec mangeait. Debout ou assis, chacun l’écoutait recueilli et étonné. Le matelot, si gouailleur d’habitude, le regardait parler plus encore qu’il ne l’écoutait. Chacun était suspendu à ses lèvres. Le novice consultait son ancien pour lui demander si tout cela était bien possible. Les vieux « requins » n’en revenaient pas et leur figure presque consternée attestait la puissance qu’avait conquise sur leurs nerfs, pourtant peu irascibles, le talent du narrateur.