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rabamor.

à coup un cri terrible. J’étais sur le pont. Je courus vers la proue et je vis un énorme requin dont la mâchoire monstrueuse s’était saisie de la jambe du matelot. Le monstre fouettait la mer à l’aide de sa longue queue et il tiraillait sa victime pour l’attirer à lui. Une forte corde était attachée sous les aisselles de l’homme qui se cramponnait aux chaînes en faisant de violents efforts pour échapper à la mort cruelle qui le menaçait.

Les hommes accoururent à cet appel désespéré avec des harpons et des piques d’abordage. Avec cette promptitude des matelots qui ne craignent rien quand ils voient l’un des leurs en danger, ils attaquèrent le requin qui fut harponné avant d’avoir lâché sa proie. Mais la corde du harpon se cassa, et notre proie disparut dans les profondeurs de la mer, nous laissant sa victime affreusement mutilée. Le malheureux mourut dans la soirée.

À bord, une mort inattendue produit toujours de profondes et douloureuses sensations. Tout l’équipage en souffre, soit crainte d’un pareil sort, soit superstition.

Le lendemain, autre malheur. En se baignant, un matelot disparut. Cette double mort jeta sur le vaisseau un voile de deuil.

Enfin nous pûmes reprendre notre course en nous avançant avec lenteur le long de la côte. Un soir, avant le coucher du soleil, de légères vapeurs commencèrent à envelopper les montagnes. Au moment où le soleil disparut, une barre de flamme s’élança le long de leur sommet, s’entrelaça autour de la cime la plus élevée et y resta pendant dix minutes, étincelante comme une couronne de rubis. La lune était d’un rouge sombre. La mer changea de couleur et devint claire et transparente : on voyait les rochers, les poissons et les coquillages, et il y avait pourtant douze brasses d’eau. L’atmosphère était brûlante et lourde et la flamme d’une chandelle allumée sur le pont s’élevait claire comme si elle avait été dans une caverne. Le capitaine