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six semaines dans un phare.

L’inquiétude de ma position m’était moins pénible que celle d’ignorer le sort du Rouget et de craindre d’être porté à bord comme déserteur si je n’arrivais pas à l’heure dite. Cette dernière idée surtout me donna la force d’atteindre la barque, où je fus recueilli par des Arabes indiens, dont je parlais un peu la langue. Je leur fis un conte d’après lequel j’étais une victime des Anglais, et comme ils ne les aiment pas beaucoup, ils me promirent de me sauver. Ces Arabes sont très-communs dans ces parages. Ce sont d’excellents marins.

J’eus le bonheur de retrouver notre barque et mon pauvre Rouget qui y était arrivé dans la nuit. Il avait eu plus de chance que moi. Il s’était sauvé. On l’avait même poursuivi, et c’est moi, sans le savoir, qui avais détourné la piste.

Je vous demande pardon, monsieur Paul, de m’être si longtemps occupé de moi, mais je vous avouerai que ma vie de marin n’est pas très-accidentée. De mes voyages je ne me rappelle guère que les dangers ou les luttes auxquels mon camarade et moi avons été mêlés jusqu’à ce que la mort nous ait séparés l’un de l’autre. Naufrages ou combats, le récit en serait toujours le même, mais comme je n’ai jamais été un marin régulier, comme j’ai roulé ma bosse sous tous les pavillons du monde commerçant, leur variété pourra m’aider à vous intéresser quelquefois à mon humble personne. Et pour ce faire, je vais vous raconter une des parties les plus aventureuses de cette vie.

Rouget et moi nous étions à cette époque, moi comme second, lui comme simple gabier, au service d’un négociant de l’île Maurice qui avait armé sa corvette en guerre afin de faire la chasse aux bateaux chinois, pirates enragés qui, même encore aujourd’hui, j’en suis sûr, sont les ennemis de tous les vaisseaux de commerce. Pour dire aussi la vérité, notre capitaine — il se disait de Saint-Malo pour les Français et de Portsmouth pour les Anglais, mais c’était un Américain, ce qui ne l’empêchait pas