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six semaines dans un phare.

coup d’œil jeté sur la boutique, je vis qu’il ne m’était pas possible de me sauver. Ne pouvant sortir par la porte, encombrée de monde, je résolus alors de me réfugier dans la boutique même et de m’y barricader si je ne trouvais pas une sortie par derrière. Au moment où, dans ce but, je me précipitais par-dessus le comptoir, un homme tenta de s’opposer à mon passage ; je le frappai de mon poignard pendant que d’un coup de pied j’enfonçais la poitrine du bijoutier, qui me prenait par les jambes ; puis, saisissant les deux bambous qui soutenaient le hangar, je les attirai brusquement et le toit s’effondra entre le peuple et moi, sur le dos du bijoutier et de l’autre victime. Un passage s’étendait derrière le bazar. On n’y voyait goutte, mais je m’y engageai tout de même. Une fois en plein air, je n’avais qu’à aller tout droit, le bruit des vagues m’indiquant mon chemin.

Mais je ne pouvais abandonner le Rouget, et, passant derrière le bazar, je reparus sur la place. Seulement j’avais eu soin de me déguiser tant bien que mal, en retournant mon habit, en relevant mon pantalon et en me faisant un turban avec les débris de ma ceinture. J’avais caché mon chapeau dans mon pantalon, ce qui me faisait un ventre d’armateur.

Après avoir franchi des rues boueuses et de sombres allées, je me retrouvai à l’extrémité de la place que je venais de quitter. Je vis de loin le marchand qui trépignait de rage sur l’emplacement jadis occupé par sa boutique, et au milieu de la foule qui l’entourait je distinguais mon Rouget qui gesticulait. C’était un lamentable concert d’injures et de jurons, parmi lesquels se distinguait la voix de mon camarade qui ne parvenait pas à se faire entendre. Bientôt après, ce flot de populaire afflua de mon côté, et je n’eus que le temps de me ranger de côté pour le laisser passer. On conduisait sans doute le Rouget en prison. Que faire ? Il était minuit, je n’avais plus qu’à rejoindre le canot et tout conter à l’officier. C’est ce que je fis ou plutôt ce que je