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six semaines dans un phare.

— Et de plus la détestable habitude de lever le coude. Au fait, voici mon portrait fidèle :

À vingt ans, je savais comment étaient bâtis les cachots et les prisons de toutes les villes de relâche, je ne parle pas des cabarets, que je connaissais mieux encore. Il n’y avait pas de Breton ni de Normand pour lutter avec moi. Je ne sais pas ce qui coulait dans mes veines et ce que j’avais sur la peau, mais je cherchais dispute à tout le monde, et quand mon poing fermé tombait, il ne se relevait pas sans avoir démoli quelque membre, poché un œil ou cassé une mâchoire. Je n’avais jamais senti la douleur. Amarré un jour au bastingage, je reçus vingt coups de garcette cinglés vertement. J’étais un peu honteux, mais voilà tout, et quand ce fut fini j’allai tranquillement boire un verre de vin à la santé du contre-maître qui m’avait fustigé. J’étais très-méchant, aussi méchant que fort, mais pour ceux qui m’avaient rendu des services, j’étais un agneau. Je serais mort avant eux et pour eux. Quant aux autres, ceux que j’avais en antipathie, ils pouvaient songer à leur défense, non pas qu’ils aient à craindre que je les attaque par derrière, oh ! ça, jamais ! mais à la première occasion je cherchais dispute, et le marteau tombait sur l’enclume. Avec cela, bon marin et n’aimant la terre que parce qu’on y buvait davantage qu’à bord.

Je n’avais qu’un ami fait aux caprices de mon caractère et que j’aimais beaucoup. Je n’ai jamais su son nom, le vrai. On l’avait surnommé le Rouget, car il était rouge de figure, de mains, de sourcils et de cheveux. Avec ça tout petit, à se tenir debout dans l’entre-pont sans craindre de bosses à la tête. Quand il marchait, on eût dit une gabare au roulis. À quelques pas, il ressemblait à une grosse demoiselle à paver les rues. Il n’avait jamais porté de souliers et, quand il lui fallut en mettre, ce fut un supplice atroce. Jamais non plus le rasoir n’avait effleuré son visage, tanné comme une vieille semelle de cuir. Enfin il était si laid que