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six semaines dans un phare.

et debout à la poupe le noble officier qui nous saluait une dernière fois de la main !…

Rentrer chez soi plus pauvre qu’au départ, c’est triste. Et puis j’étais déjà vieux. Ma foi, il me restait assez d’argent pour payer mon voyage en Amérique. Je m’embarquai sur un navire à vapeur espagnol. Vous me demandez pourquoi je choisis le Santa-Fé ? c’était le nom du navire. C’est qu’il venait du Havre et, comme je ne voulais pas revenir dans mon pays nu comme saint Jean et pauvre comme Job, j’espérais trouver à bord des gens qui me parleraient de ma bonne ville normande. Mon espérance fut déçue. Le seul profit que j’en retirai fut de voir dans la brume les côtes de mon pays.

Mais, sans doute, Dieu voulut me punir d’être passé près de ma patrie sans y aborder.

La traversée était belle. Les voyageurs étaient réunis sur le pont, et moi j’étais heureux de penser qu’à l’horizon là-bas, cette ligne brisée que j’entrevoyais, c’était la France. Soudain une terrible explosion retentit. La chaudière de la machine venait d’éclater. Je me trouvai lancé dans l’air, puis, au milieu de la flamme et de la fumée, je retombai dans l’eau, à côté du navire broyé. Je me cramponnai à une épave, et ce que je vis ne sortira jamais de ma mémoire.

J’avais vu bien des naufrages, j’avais failli mourir de faim, de froid, la queue des baleines et la dent de requins m’avaient fait voir la mort de près, les sauvages m’avaient presque massacré ; en échappant à tous ces périls, je les avais presque oubliés. Mais là, vieux, faible, pauvre, désespéré, je ne pouvais supporter la vue d’un sinistre pareil.

Tous les voyageurs qui étaient avec moi, brûlés ou blessés, avaient été précipités dans les flots. Ceux qui n’avaient pas été atteints glissaient fous de terreur sur les deux parties du navire qui sombrait. Trois canots avaient été mis à la mer, mais