Page:Garnier - Six semaines dans un phare, 1862.djvu/127

Cette page a été validée par deux contributeurs.
117
le père la gloire.

et l’un d’eux, le président sans doute, me fit comprendre par signes que je devais me tenir prêt à partir le lendemain.

— Je suis à point, me dis-je, et une fois seul, je résolus de m’évader la nuit suivante. M’évader, c’était bon à dire et pas facile à faire : et quand bien même je fusse arrivé à sortir de ma hutte, où aller ? Nous étions dans une île et je n’avais qu’une chance de salut, la mer, qui une fois n’avait pas voulu de moi et ne me refuserait pas le nouveau service de me reprendre. Donc j’attendis la nuit.

Il avait dû se passer quelque chose de très-important ; car les sauvages étaient en fête, mes factionnaires dormaient, ivres comme des matelots à terre et — je ne savais pas si mes oreilles me trompaient, j’avais entendu une ou deux voix, dont, le son ne m’était pas étranger, prononcer quelques paroles en anglais. Les sauvages de ces latitudes ont souvent affaire avec les Anglais qui, si on ne les arrête pas, posséderont toute l’Océanie et ce qui est autour ; c’est la seule langue dont ils comprennent et retiennent quelques mots. Il n’y avait rien d’étonnant là dedans, mais le son des voix n’était pas sorti d’un gosier de sauvage : je me souvins tout à coup d’une histoire qui me fit frémir. J’avais entendu raconter, à un vieux baleinier que nous reverrons bientôt, qu’un matelot anglais étant tombé dans les mains des anthropophages (tiens ! j’ai trouvé le mot), n’avait dû son salut qu’à la manière dont il leur avait fait la cuisine. Il leur avait arrangé à toutes les sauces les corps de ses malheureux camarades échoués sur le rivage, et depuis était resté leur cuisinier. Bien des fois, le cuisinier avait failli y passer à son tour, mais il s’en était toujours tiré. Est-ce que mes sauvages avaient un cuisinier anglais ?

Dès qu’il fut nuit noire, je me glissai hors de ma hutte. Je n’avais pas une goutte de sang dans les veines ; une fois le dernier factionnaire franchi, car j’avais été obligé de l’enjamber :