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six semaines dans un phare.

crainte d’un orage, je mis toutes mes forces à diriger ma barque sur l’île qui se montrait à mes yeux. Malgré la rapidité de mon frêle esquif je croyais ne pas marcher, tant mon impatience était grande. Le soleil était couché quand je me trouvai assez près de la terre pour distinguer le ressac qui se produisait sur les rochers. Mon ardent désir de débarquer me fit commettre l’imprudence de laisser aller mon bateau sans le diriger le long du rivage, afin d’y trouver une berge et éviter les rochers. J’atteignis un ressac d’une prodigieuse hauteur et ma barque fut emportée par les lames sur les rochers. Je me crus perdu, mais après de suprêmes efforts, épuisé de fatigue, ensanglanté par les blessures que j’avais reçues, et sentant que je coulais à fond, je me jetai à la nage et cette fois la vague bienveillante, après m’avoir bercé comme un enfant, me déposa sur les galets du rivage, où je n’eus que le temps de faire une courte prière avant de m’endormir d’un profond sommeil.

En me réveillant, j’étais chaudement enveloppé et couché sur une natte, sous un toit de bambou. J’étais sauvé ; je le croyais du moins. La première figure que j’aperçus se pencher sur moi pour voir si je dormais, me donna fort à penser sur le genre de salut qui m’était échu. C’était une figure olivâtre, tatouée de lignes noires, avec des anneaux énormes au nez et aux oreilles ; des yeux qui roulaient dans leurs orbites sans s’arrêter, et une bouche immense aux dents pointues et longues, qui semblaient en remuant vouloir avaler tout ce que les yeux lui indiquaient.

Je connaissais assez de géographie pour savoir à peu près où j’étais. Par delà Bornéo, avant l’Océanie, il existe un tas de petites îles inabordables aux gros vaisseaux et que peuplent des tribus sauvages vulgairement appelées cannibales. Ce que ces gens-là ont mangé d’Européens est incalculable. Nous reviendrons sur ces messieurs, avec lesquels j’ai fait plus d’une fois connaissance ; pour le moment, je reprends mon histoire :