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six semaines dans un phare.

comme de honte, mais pour lui cacher cette joie qui se lisait sur mon visage. C’est qu’une idée folle m’était venue à l’esprit : celle de me sauver. Je trouvai dans ce bateau, dont on s’était servi la veille pour explorer l’île, un mât, une voile et un petit baril d’eau. Cette trouvaille inattendue me persuada que Dieu, après m’avoir inspiré cette téméraire entreprise, veillait encore sur moi. Ma détermination fut dès lors complètement arrêtée. Il ne m’était même pas venu dans l’idée que je n’avais pas de vivres ! Mon repas du soir, c’est-à-dire du biscuit et du lard, était dans ma poche, et je le trouvai suffisant. La nuit était sombre et calme : une brise fraîche soufflait dans le golfe. Quand tout fut tranquille sur le pont, je dénouai le câble qui attachait le bateau et après quelques minutes d’attente, j’élevai le mât, je virai, et ma légère embarcation se trouva bientôt en pleine mer.

— À la garde de Dieu ! m’écriai-je.

Pendant l’heure qui suivit, heure qui dura un siècle, j’avais si grand’peur d’être vu et repris que je ne me préoccupais guère de savoir où le flot m’emportait. Les hommes de quart s’aperçurent de l’enlèvement du bateau, car une lanterne fut hissée, et je vis distinctement une lumière bleue. Ce signal m’épouvanta, et je tâchai de me diriger sur l’île pour m’y cacher jusqu’au départ du vaisseau. Grâce à mon amour pour les voyages sur mer et à l’intérêt que j’avais pris, tout enfant, à examiner les bateaux dans les chantiers du Havre, je savais assez bien en gouverner la marche. Ce ne fut que le lendemain que j’entrevis toute l’horreur de ma position. J’eus peur, en me voyant seul, sans vivres, sans carte, sans boussole sur une frêle embarcation pour m’aider à franchir les abîmes de l’Océan. Je vous avoue que je regrettais assez mon vaisseau, et mes mains abandonnèrent le gouvernail. La vie me devint odieuse et mes yeux, aveuglés de larmes, suivaient d’un regard morne la marche du bateau qui voguait à la grâce de Dieu. La faim m’empêcha de