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Jusqu’alors une profonde obscurité, imparfaitement illuminée par les éclairs des canons, avait régné sur la bataille, lorsque la lune parut enfin à l’horizon, et nous montra, à la clarté de ses pâles et tristes rayons, le spectacle de nos tristes désastres ! Jamais je n’oublierai l’impression pénible que me causa la vue de ce lugubre tableau !

Manœuvres, poulies, espars, bastingages, voiles, gréements, mâtures, rames et embarcations fracassées par les boulets, jonchaient de leurs éclats le pont, ensanglanté comme s’il eût reçu une averse de sang. Au milieu de ces débris, et confondus avec eux, gisaient plus de quarante matelots les uns morts, les autres blessés.

On profita de la clarté de la lune pour ramasser ces derniers, dont les cris déchirants retentissaient tristement à nos oreilles pendant les intervalles des bordées ; quant aux cadavres qui gênaient la circulation et entravaient la manœuvre, on les jeta précipitamment et sans cérémonie par-dessus bord, sans qu’un regret, une prévenance, un adieu les suivissent au fond de la mer. Qui sait si parmi eux il n’y avait pas des cœurs qui battaient encore ! Près de moi, sur la dunette, un tout jeune aspirant venait d’avoir le bras enlevé par un boulet de canon. Lorsque le fer meurtrier le frappa, je vis l’aspirant sourire ; il n’avait probablement pas senti qu’il était blessé. Je pensai, en voyant ce noble jeune homme, au désespoir de sa famille !… Et moi, me dis-je, mon père me reverra-t-il jamais ? À quelles angoisses ne serait-il pas en proie, s’il lui était donné, par une mystérieuse et inexplicable intuition du cœur, de connaître les dangers que je cours en ce moment, d’assister au lugubre spectacle que j’ai devant les yeux !