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fait son point… le compas est pour moi du chinois, je n'en disconviens pas, mais tout cela n'empêche pas qu'un officier ne me prouvera jamais, quand bien même cet officier se nommerait Beaulieu, Bruneau de la Souchais ou l'Hermite, que nous avons eu raison de laisser filer aussi bêtement l’English quand il nous suffisait de fermer la main pour le prendre… Vois-tu, vieux, les navires de guerre sont des fainéants qui craignent la fatigue… Ah ! sapristi ! si nous étions de simples corsaires, l’English n'en serait pas quitte pour si peu… Dans une heure d'ici, nous le traînerions à notre remorque, son pavillon attaché au beaupré et plongeant dans l'eau… Mille noms ! je ne suis pas content… je rage comme tout !

Un spectacle qui me causa une impression non pas peut-­être aussi vive, mais certes plus profonde que le combat, fut la vue des suites de ce même combat : le pont inondé de sang, qu'on lavait à grande eau ; les pauvres diables mutilés par la mitraille dont les cris parvenaient jusqu'à moi ; les cadavres qu'on ensevelissait précipitamment, après s'être assuré, légèrement peut-être, que la vie les avait abandonnés ; les visages soucieux, altérés, de certains mate­lots qui jetaient à la dérobée un regard plein d'amertume et de tristesse sur les corps inanimés de leurs amis quand ils glissaient de la planche du coq dans la mer… On se servait à cette époque de la planche de la marmite du bord pour faire glisser les cadavres à la mer.

Aussi quand un matelot désirait la mort de quelqu'un, disait-il qu'il voudrait bien le voir sur la planche du coq ou cuisinier; c'était là une locution très usitée; tout cela vous navrait l'âme.

Le combat que je viens de décrire avec la plus scrupuleuse exactitude est désigné, dans les annales de la marine, sous le nom de combat de Madras.