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en moi des qualités et une puissance que je ne me soupçonnais certes pas, et que je n'eusse plus retrouvées sans doute vingt ­quatre heures après.

Je jetai les yeux, en touchant le pont, sur mon cousin Beaulieu, monté sur son banc de quart, et nos regards se rencontrèrent : cette fois le doute ne fut plus possible ; je vis qu'il m'observait. Il ne put s'empêcher de m'adresser un sourire d'encouragement. Aucun événement dans ma vie ne m'a peut-être causé une joie aussi réelle que celle que je ressentis à cette muette approbation reçue sous le feu de l'ennemi.

Vers les deux heures le feu des vaisseaux anglais faiblit d'une manière si sensible que nos équipages commencèrent à pousser des cris de victoire. Cependant de part et d'autre les mâtures étaient toujours debout, et rien ne pouvait faire présager un de ces affreux désastres qui déterminent le sort des combats.

— Pardieu ! dit l'officier Fouré qui venait, envoyé par mon cousin, de porter un ordre au chef des signaux, M. Bichier, c'est bien la peine d'estropier quelques pauvres diables pour n'arriver à aucun résultat… Quelle drôle de chose, on ne sait plus se battre à présent !

M. Fouré achevait à peine de prononcer ces mots quand, chancelant tout à coup, il tomba sur moi : je le retins de toute ma force. Malheur ! un boulet de canon lui avait fracassé le bras avec une telle violence, qu'il ne tenait plus au corps que par un mince lambeau de chair. J'étais inondé de sang, et je laisse à penser au lecteur l'impression que cette catastrophe me causa.

— Touché ! dit le malheureux blessé d'un air de stoïque indifférence. Ah ! du temps de Suffren, ce boulet, qui ne fait que m'estropier aujourd'hui, m'eût positivement coupé en deux, ajouta-t-il d'un air chagrin en allant se faire amputer.