Page:Garneray - Voyages (Lebègue 1851).djvu/36

Cette page n’a pas encore été corrigée

à mes oreilles que jamais encore je n'avais exécuté cette corvée. Je me retournai vers Kernau et n'eus pas même besoin de lui expliquer mon embarras, tant il était visible.

— D'abord, me dit-il rapidement, ne regarde ni en haut, ni en bas, ça pourrait t'étourdir, ensuite…

— Allons donc ! répéta M. Bichier, et la drisse ?

— Excusez, j'avais pas entendu, répondit Kernau, qui, me retenant de son vigoureux poignet à ma place et s'élançant au pas de course, franchit les haubans d'artimon et accomplit sa corvée en moins de temps que je n'en mets ici à l'écrire.

— Je te demande excuse, matelot, d'avoir pris ta place, me dit-il en revenant ; j'ai fait erreur, j'ai cru que c'était à moi que M. Bichier s'adressait.

Ce mensonge manquait d'adresse, mais il montrait au moins un bon cœur.

— Soit, lui répondis-je; mais je t'avertis que, dussé-je me noyer, s'il faut passer une nouvelle drisse, c'est moi qui m'en chargerai.

Je remarquai que, pendant le combat, mon cousin Beaulieu jetait de temps en temps les yeux vers la dunette : il me sembla qu'en apercevant Kernau passer la drisse, il fronça les sourcils. Cette remarque me contraria vivement. Un heureux hasard, bien naturel au reste, dissipa mon chagrin. Un nouveau boulet coupa, une demi-heure plus tard, une autre drisse de la corne, et, cette fois, avant même que l'ordre me fût donné, avant que Kernau eût le temps de s'apercevoir de cette avarie, je m'élançai sur les haubans. J'ignore et j'ignorerai toujours comment il peut se faire que j'accomplis mon projet avec autant de rapidité et de bonheur que je le fis. L'odeur de la poudre, le bruit du combat, en m'enivrant, avaient développé