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de fort bonne foi que du temps de Suffren les boulets pesaient mille livres, et que ceux dont nous nous servions n'équivalaient même plus en poids et en volume à de simples balles de pistolet.

Kernau venait à peine de s'éloigner d'auprès de moi lorsque le combat s'engagea. Les Anglais, fidèles à leur tactique habituelle, tactique dont une longue expérience leur a montré la bonté, s'étaient placés au vent, afin de pouvoir couper à leur volonté notre ligne, et désemparer notre arrière-garde avant que l'avant-garde pût la secourir. Il était dix heures du matin, et nous faisions route au plus près sous les huniers avec une brise très faible.

Les vaisseaux anglais qui se trouvaient sur notre arrière par bâbord s'avancèrent comme pour combattre les six frégates en ligne à la fois. Mais à peine eurent-ils dépassé la Vertu que l'Arrogant, laissant arriver, passa sur son avant, et lui envoya une formidable bordée d'enfilade ; au même instant, l'autre, se plaçant à bâbord à elle, se mit à la foudroyer à portée de pistolet. À partir de ce moment, la ligne de bataille fut rompue.

L'intention des Anglais, qui était de couler tout de suite la Vertu, afin de n'avoir plus que cinq frégates à prendre, eût certes réussi si la Vertu n'eût été commandée par l'Hermite ; mais cet intrépide et habile marin était un de ces hommes d'élite qui puisent dans les inspirations de leur génie, à l'heure de la crise, des forces et des moyens inattendus qui confondent toutes les prévisions possibles. Une manœuvre qu'il commanda sauva sa frégate, et lui permit de répondre coup par coup au feu des Anglais. La ligne était rompue, je l'ai déjà dit, la division française vira vent devant pour aller porter secours à l'arrière-garde, et l'ac­tion devint générale.

Je n'essayerai point de décrire ici l'imposant spectacle