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TATERLEY
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— Ah ! n’en parlons pas, n’y pensons pas, il y a longtemps, longtemps. C’est fini. Je ne suis pas bien du tout ce soir, Taterley, pas bien du tout.

Il s’avança vers le foyer, où il s’assit en avançant ses mains devant la maigre flamme.

— Vous souvenez-vous de ce qu’elle m’a écrit, Taterley ? continua-t-il comme s’il se parlait à lui-même pour se rappeler et n’attendant pas de réponse. Vous souvenez-vous qu’elle griffonna quelques mots de ses doigts tremblants et dit de m’envoyer chercher ? Et elle est morte dans mes bras, elle ne voulait personne que moi auprès d’elle. Si elle avait vécu, Taterley, si elle avait vécu, je…

Il s’arrêta soudain, regardant autour de lui et il vit Taterley toujours dans la même posture, l’œil tourné vers son maître.

— Là, là ; ne faites pas attention, Taterley, je rêvais, je crois. Allez vous coucher, Taterley, allez vous coucher.

Jusqu’au moment où les pas hésitants se furent évanouis, Caleb Fry demeura immobile, puis il se leva et traversa la pièce pour aller vers un cabinet placé entre les deux fenêtres. Il l’ouvrit, en sortit un paquet de papier brun, s’approcha du feu et s’assit, recouvrant de ses mains le paquet sur ses genoux.

— Douze ans ! balbutia-t-il. Quel long espace de temps vraiment !

Il dénoua les nœuds de la ficelle et développa le paquet. Ce n’était que de vieilles lettres et un couple de portraits à demi effacés et, cependant, le visage de Caleb Fry s’était adouci en les contemplant. Son âme s’en était allée bien loin des mesquineries des hommes et de la sordide étroitesse de la vie.

En regardant la pièce autour de lui, il sembla revenir brusquement au côté implacable de l’existence et, esquissant un mouvement d’impatience, il fut sur le point de jeter le paquet dans la cheminée. Pourtant, après l’avoir soigneusement réintégré dans son enveloppe, il se remit devant le feu à rêver.

— Je me souviens lui avoir dit, il y a bien des années, que je serais riche. Je me souviens qu’elle a soupiré et secoué la tête et dit quelque chose… quelque chose en parlant de son bonheur. Le bonheur ! Bah ! Ça n’existe pas. Il y a le pouvoir, ce qui vaut mieux, ce qui est tout en somme.

Il se pencha, se balançant sur le feu, les lèvres serrées et dures, ses mains nerveuses cramponnées à son paquet ; puis il le regarda encore, son visage s’adoucit, ses yeux firent le tour de la pièce et il balbutia :

— Que disait-elle le soir où elle est morte dans mes bras ? « Non, pas la richesse, pas le pouvoir, pas la crainte que les hommes auront de vous dans leur cœur. Caleb, jamais cela ! Il y a de meilleures, de plus gaies, de plus douces choses que cela, Caleb, quelque chose que nous apprenons dans l’amertume et dans la douleur, quelque chose qui nous vient peut-être au dernier moment, quand nos yeux se ferment, quand nos mains lasses relâchent tout ce que nous avons cru saisir. Sa mémoire sera avec nous comme une étoile, même si nous n’y avons jamais pensé avant. »

— Oui, elle a dit cela, je me souviens de ses moindres paroles, de toutes ses paroles. Mais elle se trompait, pauvre petite sœur ! Elle se trompait toujours. Je demande si elle a trouvé là-haut les douces choses qu’elle y attendait !…

La mémoire de la sœur qui était morte dans ses bras douze années auparavant pesait lourdement ce soir-là sur le sombre vieillard. Il avait été fier d’elle, fier de sa beauté. Elle était l’étoile de sa vie, la pureté et le seul côté brillant de son existence. Et l’étoile brillante s’était éteinte, le laissant dans les ténèbres.

Enfin, tout cela était fini depuis longtemps et Caleb se demandait pourquoi il y repensait ce soir. Dans son esprit, cette impression confuse s’élevait que, si elle avait vécu, sa vie à lui aurait pu être différente… mais tout était fini,

Et puis, il y avait cet enfant qu’elle avait laissé derrière elle, il allait déjà à