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TATERLEY
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— Pas lui, dit Donald amèrement. Je ne puis croire qu’il regrette quelque chose. Pour moi, ça me serait égal, je trouverais bien toujours une croûte à me mettre sous la dent, mais c’est à Ella que je pense. Croyez-vous, Taterley, dites-moi, croyez-vous honnêtement que j’ai bien fait d’épouser Ella ? N’aurait-il pas été mieux de la laisser aller de son côté, peut-être, qui sait ? Elle aurait épousé un autre homme, qui l’aurait… Oh ! non, je n’y puis penser. Il fallait que nous nous aimions, Taterley, c’était écrit, j’en suis certain.

Donald s’assit et le silence se fit dans la petite pièce.

— Je ne puis m’empêcher de penser à l’oncle Caleb, reprit bientôt Donald. Je me souviens que ma mère me parlait de lui, je n’étais qu’un enfant à cette époque, mais elle me parlait souvent de lui, elle avait confiance en lui. Voulez-vous bien que je vous en parle, Taterley ? dit-il. Je me souviens, mon pauvre vieux, vous m’avez dit que vous l’avez aimée.

— J’aime à vous en entendre parler, répondit Taterley.

— Elle m’en parlait toujours comme d’un homme rempli d’amertume, mais qui valait mieux et qui était plus doux qu’on ne le pensait. Je ne puis m’expliquer ceci, sinon en me disant qu’une femme aussi bonne découvre toujours des qualités dans un être à qui elle garde son affection, si mauvais soit-il, sans doute. Eh bien ! n’en parlons plus, Taterley, il est mort ! ce n’est pas bien d’en parler et il a fait quelque chose de bon dans sa vie, il a laissé Taterley derrière lui, cher Taterley !

Caleb était assis inerte, faisant à peine attention à ce que lui disait son interlocuteur. Toutes les pensées tumultueuses qui l’avaient agité ce jour-là lui revenaient à l’esprit, avec la vision du cousin Hector tout occupé à boire sans cesse, devant les yeux.

— Je ne suis pas un paresseux et je n’ai pas envie de vivre aux crochets des autres, Taterley, mais j’ai pensé aujourd’hui comme ce serait splendide si… mais à quoi bon raconter ces rêves stupides ?

Il s’arrêta avec un rire bref.

— Oui, dites-moi ce que vous avez pensé, dit Taterley en se penchant vers lui,

— Eh bien, je pensais si tout à coup on frappait à ma porte et qu’on entrât. Oh ! c’est une bêtise. Oui, qu’on entrât et que ce soit un avoué qui entre, qu’un parent inconnu et généreux, dont nous n’avons jamais entendu parler, nous laissât une grande fortune, que nous n’eussions jamais plus le souci de notre pain de chaque jour ! que nous n’eussions plus qu’à travailler pour l’amour du travail et que nous n’eussions plus qu’une occupation : être heureux ! Alors, Taterley, alors, je l’emmènerais loin de cet affreux Londres, je verrais la gaieté revenir dans ses yeux, les couleurs reparaître sur ses joues et la joie dans sa voix ! et… Mais à quoi bon parler de ça, je suis fou de faire ces rêves. J’ai perdu tout espoir, Taterley.

— Mais il ne le faut pas, mon garçon, vous ne le devez pas. Pensez à elle, fixez votre esprit sur elle, pensez à celle qui sera heureuse, riche et gaie ! Tout s’arrangera, il faut que tout s’arrange. Voyez, Taterley a bien vu ce qu’il fallait faire, ne croyez-vous pas qu’il a eu raison ?

— Pardieu ! Taterley, vous me donnez du cœur ! s’écria Donald. Quel misérable je fais de me laisser aller ainsi ! Pensez combien de jeunes gens seraient heureux d’être à ma place, même dans ma misère, pour pouvoir être son mari.

Il s’arrêta, sa voix s’était radoucie.

— Ma petite femme ! dit-il.

Caleb se leva vivement et, cherchant autour de lui son chapeau, il dit :

— Il faut que je sorte, puis-je la voir auparavant ?

— Sans doute, Taterley ; elle dort, je crois. J’allume une bougie.