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JE SAIS TOUT

Fry l’avait recueilli, l’avait remis sur pied et se l’était attaché par les liens de la plus servile reconnaissance. Taterley, c’était son nom, se montrait aussi muet que son maître sur le sujet de leur rencontre mutuelle.

Cependant, un observateur qui aurait pu surveiller de près l’intimité de ces deux hommes aurait saisi parfois, dans les yeux du valet considérant son maître, les éclairs d’une flamme intérieure, émotion du passé, surgi soudain devant lui, ou bien attendrissement de gratitude incapable de s’exprimer par des mots. Il n’était d’ailleurs pour tous que Taterley, sans aucun qualificatif d’aucune sorte. Il faisait l’effet d’un individu dont la personnalité a disparu devant celle de celui qu’il sert et sans lequel il n’est rien.

Il portait les vieux habits de Caleb Fry, ses épaules étaient courbées de la même façon, ses manières et jusqu’à sa voix étaient les manières et la voix de Caleb Fry, un peu plus effacée pourtant. Peut-être son caractère faible, incolore, avait-il besoin de se modeler sur quelqu’un, peut-être aussi, après un long contact avec Caleb Fry, avait-il pris toutes ses façons, par une contagion d’autant plus forte, qu’à part son maître, il ne frayait avec qui que ce fût…

Le visage de Caleb Fry n’avait rien de particulièrement remarquable, sa seule caractéristique était une expression de robuste entêtement. Et il se produisit ceci que les traits de Taterley, peu différents de ceux de son maître originairement, devinrent de plus en plus semblables au fur et à mesure que s’écoulaient les années.

Les habits qu’ils portaient étaient les mêmes et les petits tics et manières ajoutèrent à leur ressemblance.

Personne ne s’en apercevait, car on ne les voyait jamais ensemble.

Un seul détail aurait pu servir à les distinguer entre eux si cela eût été nécessaire : Taterley avait, dans sa prime jeunesse, perdu un œil par un accident, et il portait, sur cet œil borgne, un morceau de taffetas noir attaché par un élastique autour de sa tête, ce qui achevait d’imprimer à son visage une expression étrangement sinistre que, peut-être, il n’aurait pas eue sans cela.

Caleb Fry, ce soir-là, installé au milieu de son lugubre appartement, se trouvait en proie à d’étranges préoccupations. Il rapprochait ses mains de la flamme avec des gestes brusques pour y chercher une chaleur intérieure que le feu ne lui donnait pas et les coins de sa bouche se contractaient dans un rictus plein d’amertume. Il se leva, enfin, et se mit à marcher de long en large d’un pas inégal et sautillant qu’il arrêtait de temps à autre comme pour écouter, tout en tâtonnant les meubles. Puis il vint vers la porte pour appeler d’un ton raide et impatient :

— Taterley ! Taterley !

On entendit le bruit d’une chaise poussée, des pas, et Taterley entra lentement.

Tous deux (le maître avec sa tête penchée et ses yeux furtifs, le domestique regardant son maître d’un air effrayé) étaient semblables, sauf cette marque sur l’œil.

— Taterley, je ne suis pas bien, pas du tout bien ce soir. Je suis nerveux, il me semble entendre des bruits de fantômes dans cette maison. Je… je ne les ai entendus qu’une fois, une seule fois, Taterley. Vous souvenez-vous ? Je vous l’ai raconté.

Ils ne bougèrent plus et se lancèrent des regards furtifs.

— Vous me l’avez raconté, dit Taterley d’une voix qui semblait être l’écho de celle de son maître.

— C’est quand elle est morte, la nuit de sa mort, Taterley. Il y a dix ou douze ans, hein ?

— Oui, douze ans, dit Taterley du même ton.