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JE SAIS TOUT

Caleb se souvenait de sa situation sociale et jouait son rôle à merveille.

— Certainement, dit Donald, c’est bien bon à vous. Ce n’est pas tout le monde qui se souviendrait d’un gaillard sans le sou comme moi. Après tant d’années, ajouta-t-il sympathiquement, vous devez vous sentir très seul. Vous l’aimiez, sans doute ?

— Oui, dit Caleb lentement, en secouant de la main les quelques shillings qu’il avait en poche. J’étais seul avec lui, mais il m’a oublié à la fin. Il a oublié Taterley !

Il s’arrêta un moment.

— Je le regrette, dit Donald vivement. Vous êtes un vieillard, vous ne pouvez pas lutter pour la vie. Dieu merci, je suis jeune et je puis travailler.

— Mais vous me disiez que vous aviez beaucoup à faire, interrompit la jeune fille, et il faut aussi que vous alliez dîner. Vous n’aurez pas le temps de faire tout cela.

— Le fait est, répondit-il, que je n’avais pas l’intention de sortir ce soir pour dîner. Par cette chaleur, vous savez, on n’a pas besoin de manger beaucoup.

En disant ces mots, son visage trahit son anxiété, la crainte qu’elle ne crût pas à cette histoire extraordinaire.

Caleb était là, silencieux, observant.

Mais Ella Tarraut était une petite femme de tête. Son parti fut vite pris. Elle dit :

— Je sais bien que vous êtes très occupé, mais vous ne pouvez pas vous passer de manger. Il faut que vous preniez quelque chose. Laissez-moi aller vous chercher à dîner, je vous en prie.

— Oh ! je ne puis pas vous le permettre, dit-il, ça ne serait pas convenable.

— Mais cela me ferait tant de plaisir, si je pouvais vous aider, reprit-elle sérieusement. Il faut que vous me laissiez agir comme je l’entends.

Il céda donc, mais avec des restrictions. Elle était si heureuse de sa victoire qu’elle ne fit pas attention à Caleb, qui observait la petite comédie d’un air sombre. Elle se tourna vers la porte et, arrivée sur le seuil, elle le regarda d’un air interrogateur, et lui dit :

— Ne voulez vous pas venir avec moi, vous porterez les paquets ?

Caleb eut un instant de stupeur puis, saisi par le comique de la situation, ses lèvres se desserrèrent dans un sourire et il répondit :

— Oui. Certainement, si vous voulez.

— Donnez-moi de l’argent, s’il vous plaît, dit-elle en se tournant vers Donald et en lui tendant sa petite main.

Il y mit deux shillings en grommelant encore un reproche, auquel elle répondit par un petit signe de tête avant de sortir de la pièce, en entraînant Taterley avec elle.

Le nouveau Taterley hésita un moment avant de la suivre, il hésita même hors de la porte, en proie à une irritation confuse. Il aurait voulu lui rappeler qui il était, les maudire tous les deux et en finir brusquement. Mais en apercevant le doux visage joyeux qu’elle tournait vers lui, il ne put que lui sourire doucement. Elle marchait à côté de lui dans la rue, réglant son pas sur le sien.

— Pensez-vous… pensez-vous que ça lui ferait plaisir si nous achetions un peu plus que pour lui seul et assez pour deux ? Pensez-vous que ce serait gentil de faire ça ?

La nouvelle vie de Caleb lui apprenait bien des choses. Il se contenta de sourire encore en faisant un signe de tête.

— En êtes-vous certain ? demanda-t-elle, le visage illuminé et battant des mains. Si j’achetais mon dîner avec le sien, je pourrais lui préparer son repas et ça lui ferait perdre moins de temps, n’est-ce pas ?