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— Tout le monde n’a pas la chance de trouver une femme comme ta Julie, répondit Lucien.

— On la cherche, dit Jules.

— Non, cent fois non, ma résolution est irrévocable. À partir de demain lundi je préviendrai mon chef d’atelier que je quitte l’usine samedi prochain.

— Mais où veux-tu aller ? demanda Jules.

— Je ne sais pas au juste, Si je peux agir selon mes désirs j’irai en Amérique du Sud. Non pas dans les pays côtiers connus mais dans le cœur de celle-ci, dans ce bassin de l’Amazone où mille rivières viennent se déverser dans ce fleuve majestueux.

— Voyons, Lucien, deviens-tu fou ? Tu voudrais toi, tout seul, pénétrer dans une région inconnue, où les hommes, les animaux, la nature elle-même s’unissent pour en interdire l’accès ?

— Écoute-moi bien, Jules, et tu comprendras mon raisonnement. Je ne suis pas fou et ce que tu viens de me dire, je me le suis dit aussi ; mais, pourquoi ne pourrais-je pas arriver petit à petit à y pénétrer ?

— J’ai le temps, j’ai la jeunesse : J’ai à peine vingt ans. Je peux donc attendre patiemment que la chance me permette d’accomplir mon dessein. Ne crains rien. Je suis prudent quand il faut l’être.

— Enfin, dit Jules, inutile d’essayer de te détourner de tes projets. Je vois que c’est peine perdue. Allons boire un saison à la brasserie du coin, puis nous rentrerons à la maison dîner, car j’espère que tu voudras bien me faire ce plaisir, à moi, ton meilleur ami. Oui, Jules, je dînerai avec toi, répondit Lucien. Peu après ils s’attablaient à la porte d’un estaminet : Ils burent leur chope de bière puis prirent le tramway qui se dirigeait vers Wandre.

Midi sonnait quand ils entraient chez Jules.

Julie, la femme de celui-ci, fit un accueil très-cordial à Lucien. Elle aimait beaucoup ce jeune homme. D’abord parce que c’était un ami intime de son mari. Ensuite elle le plaignait de le voir, si jeune, seul dans la vie, sans foyer, sans affections familiales.

— Tu ne sais pas, quelles nouvelles ? dit Jules à sa femme.

— Non, dit celle-ci.

— Eh bien Lucien va nous quitter pour aller dans des pays sauvages.

— Pas possible ! est-ce sérieux ce que Jules dit là ?

— Oui, Julie, répondit ce dernier. La même scène du quai de la Batte recommença chez Jules mais Lucien parvint à avoir le dessus par sa ténacité. Le repas dans ces conditions ne fut pas gai. Julie et son mari aimaient Lucien comme un frère et regrettaient beaucoup son voyage, surtout dans les conditions où il voulait le faire. Ils le voyaient déjà mort, perdu à jamais à leur affection.