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que nul n’est prophète dans son pays. Le repas chez Petitjean fut assez cordial. Celui-ci tenait à fêter dignement un pareil client. Aussi n’avait-il pas négligé de mettre quelques bouteilles de bordeaux vieux sur la table et même du champagne.

Mais Don Manuel était sobre ; à peine toucha-t-il du bout des lèvres aux crûs qu’on lui servit.

Au dessert Petitjean alla chercher une caisse de cigares. Voilà, mon cher ami, dit-il au cacique, un Hoyo de Monterrey, de Muria dont vous me direz des nouvelles.

Don Manuel en prit un.

— Prenez-en plusieurs dit Petitjean en le forçant à en prendre une poignée.

La servante vint débarrasser la table, puis revint avec le café, trois tasses et une bouteille de rhum.

— Ça vous change de vos solitudes dit Petitjean à Don Manuel.

— Pas tant que vous croyez, répondit le cacique. Nos solitudes, comme vous dites, ont un charme que vous ne savez pas apprécier, vous autres, civilisés. Puis nous n’avons pas en somme votre âme ni votre religion.

— C’est vrai, dit Petitjean, vous adorez le soleil.

— Vous adorez bien ce que vous n’avez jamais vu, repartit le cacique. Nous, nous le voyons tout le temps, pendant le jour naturellement.

Nous apprécions ses bienfaits qui sont visibles. Puis nous n’avons pas votre mentalité non plus. Nos gens n’approfondissent pas les pourquoi de telles ou telles choses mais les acceptent comme naturelles.

Petitjean ne répondit pas car il jugea inutile de mécontenter son hôte en entamant une discussion philosophique avec lui.

— Mais, dit-il tout à coup vous m’avez commandé une installation de télégraphie sans fil avec une antenne de 200 mètres de haut et un bateau de 55 mètres de long. Comment pourrons-nous les faire parvenir chez vous ? Il faudrait des wagons spéciaux ! C’est vrai, dit Don Manuel, pour le montage je comptais sur Monsieur Lucien. Mais je n’avais pas songé au transport.

— Eh bien ! voilà ce qu’il faudrait faire. Vous livrerez le bateau et l’outillage du sans fil à Iquitos, sur l’Amazone.

Pardon mon cher ami dit à nouveau Petitjean, je suis d’accord à vous les livrer à Iquitos mais me permettez-vous de vous demander comment ils parviendront chez vous ?

J’ai parcouru un peu ces régions et je ne vois ni par le Javari, l’Ucayali, le Purus, ni le madré de Dios, aucune communication navigable pour un bateau de pareil calage, à cause des rapides et du peu d’eau de certains endroits.