— Je ne peux pas en dire autant dit Lucien, car si je me trouve bien ici ou plutôt là où je compte me rendre il s’écoulera des années avant que j’aille revoir le Taureau.
— Que voulez-vous, mon ami, tout le monde n’est pas pareil. Moi, si je devais rester dix ans sans retourner à Liège, j’aurais une langueur, dit l’ingénieur.
Le repas s’acheva ainsi.
— Que faites-vous après souper ? demanda Lucien.
— Oh, la plupart du temps nous allons au café faire une partie de billard ou restons ici à jouer aux cartes. Ce soir par exemple nous avons projeté une partie de poker. Si le cœur vous en dit vous pouvez être des nôtres.
— Merci bien, dit Lucien, je ne joue jamais. La patronne apporta les cartes et s’éclipsa.
Peu après commençait la partie entre les convives. Mais il arriva que pris par le démon du jeu les enjeux montèrent rapidement. Ce ne furent plus des camarades jouant pour s’amuser mais des êtres disposés à se dévaliser réciproquement.
Lucien pensa en lui-même : Voilà une des plaies de l’humanité et une des plus grandes tares que la civilisation ait introduites dans ces pays neufs.
Au bout d’une heure l’ingénieur perdait cinq cents francs et jouait sur parole.
— Que voulez-vous ? dit-il à Lucien. J’ai gagné trois cents francs avant-hier. Belle consolation ! se dit celui-ci, puisque tu en perds deux cents de plus aujourd’hui ! Vers dix heures la patronne entra.
— Messieurs, dit-elle, il est temps d’aller se coucher.
— Encore un quart d’heure, Madame Rasquin, dit l’ingénieur.
— On voit bien que vous perdez dit Madame Rasquin. Vous voulez sans doute vous rattraper. Le jeu continua les quinze minutes demandées, mais au lieu de gagner, l’ingénieur perdit. Quand il se leva il devait deux cents francs sur parole.
— Bah ! fit-il demain je me rattraperai. Je dois toucher mes 1500 frs d’appointements vers midi.
Après s’être serré la main, chacun regagna sa chambre. Le lendemain vers sept heures Lucien se présenta chez Darbin et commença sa besogne. Celle-ci n’était pas bien compliquée, surtout pour Lucien, habile ouvrier dans sa partie.
Les semaines s’écoulèrent ainsi, un mois, deux même passèrent sans autres nouvelles que celles que Jules et sa femme envoyèrent quand un matin Darbin lui dit :
Petitjean, mon gérant d’Arequipa arrivera dans huit jours. Il restera ici une quinzaine puis repartira. Si vous désirez partir avec lui vous