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nale et par les besoins de stabilité sociale, faillit échouer, chose incroyable, devant la coalition des électeurs célibataires.

La tradition rapporte que la proposition de loi relative à cette extension indispensable du suffrage eût été infailliblement rejetée si, par bonheur, l’élection récente d’un milliardaire suspect de tendances césariennes n’avait affolé l’assemblée. Elle crut nuire à la popularité de cet ambitieux en se hâtant d’accueillir ce projet où elle ne vit qu’une chose, c’est que les pères et les maris outragés ou alarmés par les galanteries du nouveau César allaient être plus forts pour entraver sa marche triomphale. Mais cette attente, paraît-il, fut déçue.

Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, de cette légende, il est certain que, par suite de l’élargissement des circonscriptions électorales combiné avec la suppression du privilège électoral, l’élection d’un député était un véritable couronnement et donnait d’ordinaire à l’élu le vertige des grandeurs. Cette féodalité reconstituée devait aboutir à la reconstitution de la monarchie. Un instant, des savants ceignirent cette couronne cosmique, suivant la prophétie d’un ancien philosophe, mais ils ne la gardèrent pas. La science, vulgarisée par des écoles innombrables, était devenue chose aussi commune qu’une femme charmante ou un élégant mobilier ; et, simplifiée extrêmement par sa perfection même, achevée dans ses grandes lignes immuables, dans ses cadres désormais rigides et remplis de faits, ne progressant plus que d’un pas imperceptible, elle tenait fort peu de place en somme dans le fond des cervelles où elle remplaçait simplement le catéchisme d’autrefois. La plus grande partie de la force intellectuelle allait donc ailleurs, ainsi que la gloire et le prestige. Déjà, les corps scientifiques, vénérables par leur antiquité, commençaient, hélas ! à se teinter d’une légère patine de ridicule, qui faisait sourire et songer aux synodes de bonzes ou aux conférences ecclésiastiques telles que les représentent de très vieux dessins.

Il n’est donc point surprenant qu’à cette première dynastie d’empereurs physiciens et géomètres, pastiches débonnaires des Antonins, ait promptement succédé une dynastie d’artistes évadés de l’art et maniant le sceptre comme naguère l’archet, l’ébauchoir ou le pinceau. Le plus glorieux de tous, homme d’une imagination exubérante maîtrisée et servie par une énergie sans égale, fut un architecte qui, entr’autres projets gigantesques, imagina de raser sa capitale, Constantinople, pour la reconstruire ailleurs, sur l’emplacement, désert depuis trois mille ans, de l’antique Babylone. Idée