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qu’au titre même de ce qu’ils appelaient leurs chefs-d’œuvre classiques, jusqu’à ces noms barbares de Shakspeare, de Gœthe, de Hugo, maintenant oubliés, dont nos érudits déchiffrent les vers rocailleux avec tant de peine. Piller ces gens-là que presque personne ne pourrait plus lire, c’était leur rendre service et leur faire trop d’honneur. On ne s’en fit pas faute ; et le succès fut prodigieux de ces hardis pastiches donnés pour des créations. La matière à exploiter de la sorte était abondante, inépuisable. Par malheur pour les jeunes écrivains, d’antiques poètes, morts depuis des siècles, Homère, Sophocle, Euripide, étaient revenus à la vie, cent fois plus florissants de santé qu’au temps de Périclès même ; et cette concurrence inattendue gênait singulièrement les nouveau-venus. Des génies originaux avaient beau en effet faire jouer des nouveautés à sensation, telles que Athalias, Hernanias, Macbethès, le public les négligeait souvent pour courir aux représentations d’Œdipe-Roi ou des Oiseaux. Et Nanaïs, peinture pourtant vigoureuse d’un romancier novateur, échoua complètement devant le succès frénétique d’une édition populaire de l’Odyssée. Aux oreilles saturées d’alexandrins classiques, romantiques ou autres, excédées des jeux enfantins de la césure et de la rime, tantôt jouant à la bascule et s’appauvrissant ou s’enrichissant tour à tour, tantôt jouant à cache-cache et disparaissant pour se faire chercher, le bel hexamètre libre et abondant d’Homère, la strophe de Sapho, l’iambe de Sophocle, vinrent procurer des délices ineffables, qui firent le plus grand tort à la musique d’un certain Wagner. La musique en général retomba à son poste secondaire dans la hiérarchie des beaux-arts, et il y eut en revanche, dans ce renouvellement philologique de l’esprit humain, l’occasion d’une floraison littéraire inespérée qui permit à la poésie de reprendre son rang légitime, c’est-à-dire le premier. Elle ne manque jamais de refleurir, en effet, quand reverdit la langue, et à plus forte raison quand celle-ci change tout à fait et qu’il y a plaisir à exprimer de nouveau les banalités éternelles.

Ce n’était pas là un simple passe-temps de délicats. Le peuple y prenait part avec passion. Certes, à present, il avait le loisir de lire et de savourer les œuvres d’art. La transmission de la force à distance par l’électricité, et sa mobilisation sous mille formes, par exemple en bouteilles d’air comprimé aisément transportables, avaient réduit à rien la main-d’œuvre. Les cascades, les vents, les marées étaient devenus les serviteurs de l’homme, comme aux âges reculés et dans une proportion infiniment moindre, l’avait été la