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alors sa marche lamentable stimulée par la diffusion extraordinaire des journaux, pas une femme, pas un enfant qui ne fit usage du pince-nez. Cet inconvénient momentané, du reste, a été largement compensé par les progrès qu’il a fait faire à l’art des opticiens.

Avec l’unité politique qui supprimait les hostilités des peuples, on avait l’unité linguistique qui effaçait rapidement leurs dernières diversités. Depuis le xxe siècle déjà, le besoin d’une langue unique et commune, comparable au latin du Moyen-Age, était devenu assez intense parmi les savants du monde entier pour les décider à faire usage dans tous leurs écrits d’un idiome international. Après une longue lutte de rivalité avec l’anglais et l’espagnol, c’est le grec qui, depuis la débâcle de l’Empire anglais et la reprise de Constantinople par l’Empire helléno-russe, s’imposa définitivement. Peu à peu, ou plutôt avec la célérité propre à tous les progrès modernes, son emploi descendit, de couche en couche, jusqu’aux plus humbles degrés de la société, et, dès le milieu du xxiie siècle, il n’y eut plus un petit enfant, de la Loire au fleuve Amour, qui ne s’exprimât tacitement dans la langue de Démosthène. Ça et là quelques villages perdus dans des creux de montagnes s’obstinaient encore, malgré la défense de leurs instituteurs, à estropier de vieux patois appelés jadis le français, l’allemand, l’italien, mais on eût bien ri d’entendre dans les grandes villes ce charabias.

Tous les documents contemporains s’accordent à attester la vitesse, la profondeur, l’universalité du changement qui s’opéra dans les mœurs, dans les idées, dans les besoins, dans toutes les formes de la vie sociale nivelées d’un pôle a l’autre, à la suite de cette unification du langage. Il semblait que jusqu’alors le cours de la civilisation eût été endigué, et que, pour la première fois, toutes les digues rompues, il se répandît à l’aise sur le globe. Ce n’étaient plus des millions, c’étaient des milliards, que le moindre perfectionnement industriel nouvellement découvert valait à son inventeur car rien n’arrêtait plus dans son expansion rayonnante la vogue d’une idée quelconque née n’importe où. Ce n’était plus par centaines, mais par milliers, pour la même raison, que se comptaient les éditions d’un livre tant soit peu goûté du public et les représentations d’une pièce tant soit peu applaudie. La rivalité des auteurs était donc montée à un diapason suraigu. Leur verve d’ailleurs pouvait se donner carrière, car le premier effet de ce déluge de néo-hellénisme universalisé avait été de submerger à jamais toutes les prétendues littératures de nos grossiers aïeux, devenues inintelligibles, et jus-