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les peuples, convertis en provinces, aux délices d’une paix universelle et désormais imperturbable. Il n’avait pas fallu moins de 150 ans de guerres pour aboutir à ce dénouement merveilleux. Mais toutes ces horreurs étaient oubliées ; et, de tant de batailles effroyables entre des armées de 3 et 4 millions d’hommes, entre des trains de wagons cuirassés lancés à toute vapeur et faisant feu de toutes parts les uns contre les autres, entre des escadres sous-marines qui se foudroyaient électriquement, entre des flottes de ballons blindés, harponnés, crevés par des torpilles aériennes, précipités des nues avec des milliers de parachutes brusquement ouverts qui se mitraillaient encore en tombant ensemble ; de tout ce délire belliqueux, il ne restait plus qu’un poétique et confus souvenir. L’oubli est le commencement du bonheur, comme la crainte est le commencement de la sagesse.

Par une exception unique, les peuples, après cette gigantesque hémorrhagie, goûtaient non la torpeur de l’épuisement, mais le calme de la force accrue. Cela s’explique. Depuis un siècle environ, les conseils de révision, rompant avec la routine aveugle du passé, triaient avec soin les jeunes gens les plus valides et les mieux faits pour les exonérer du service militaire devenu tout automatique, et envoyaient sous les drapeaux tous les infirmes, bien suffisants pour le rôle extrêmement amoindri du soldat et même de l’officier inférieur. C’était là de la sélection intelligente, et l’historien ne saurait manquer au devoir de louer avec gratitude cette innovation, grâce à laquelle l’incomparable beauté du genre humain actuel s’est formée à la longue. En effet, quand on regarde, à présent, derrière les vitrines de nos musées d’antiquités, ces singuliers recueils de caricatures que nos aïeux appelaient leurs albums photographiques, on peut constater l’immensité du progrès accompli de la sorte, si tant est que nous descendions vraiment de ces laiderons et de ces homuncules, comme l’atteste une tradition d’ailleurs respectable.

De cette époque date la découverte des derniers microbes non encore analysés par l’école néo-pastorienne. La cause de toutes les maladies étant connue, le remède ne tarda pas à l’être, et, à partir de ce moment, un phtisique, un rhumatisant, un malade quelconque est devenu un phénomène aussi rare que l’était jadis un monstre double ou un honnête marchand de vin ; c’est depuis cette époque que s’est perdu le ridicule usage de ces questions sanitaires qui encombraient les conversations de nos ancêtres « Comment allez-vous ? Comment vous portez-vous ? » La myopie seule avait continué