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des flèches de Notre-Dame (Mouvement dans l’auditoire), l’orateur continue :

« La situation est grave, dit-il, rien de pareil ne s’est vu depuis les temps géologiques. Est-elle irrémédiable ? Non. (Écoutez ! Écoutez !) Aux grands maux les grands remèdes. Une idée, un espoir m’a lui, mais si étrange, que je n’oserai jamais vous l’exprimer. (Parlez ! Parlez !) Non, je n’ose pas ; je n’oserai jamais formuler ce projet. Vous me croiriez fou encore. Vous le voulez ? Vous me promettez d’écouter jusqu’au bout mon projet absurde, extravagant ? (Oui ! Oui !) D’en faire même l’essai, l’essai loyal ? (Oui ! Oui !) Eh bien, je parlerai. (Chut ! Chut !)

« L’heure est venue de savoir à quel point il est vrai de dire et de répéter sans cesse, comme on le fait depuis trois siècles à la suite d’un certain Stéphenson, que toute énergie, toute force physique ou morale nous vient du soleil… (Voix nombreuses : C’est cela !…) On l’a calculé : Dans deux ans, trois mois et six jours, s’il reste encore un morceau de houille, il ne restera plus un morceau de pain ! (Sensation prolongée.) Donc, si la source de toute force, de tout mouvement et de toute vie est dans le soleil, rien que dans le soleil, il n’y a plus à s’abuser : dans deux ans, trois mois et six jours, le génie de l’homme sera éteint, et dans les cieux mornes le cadavre de l’humanité, tel qu’un mammouth de Sibérie, tournera sans fin, à jamais irrésuscitable ! (Mouvement.)

« Mais cela est-il ? Non, cela n’est pas, cela ne peut pas être. De toute l’énergie de mon cœur, qui ne vient pas du soleil, elle, qui vient de la terre, de la terre maternelle ensevelie là-bas, bien loin, pour toujours cachée à mes yeux, — je proteste contre cette vaine théorie et contre tant d’articles du catéchisme que j’ai dû subir en silence jusqu’ici. (Légers murmures au centre.) — La terre, qui est contemporaine du soleil, et non sa fille ; la terre, qui fut autrefois un astre lumineux comme le soleil, seulement éteint plus tôt ; la terre n’est immobilisée, n’est glacée, n’est paralysée qu’à la surface. Son sein est toujours chaud et brûlant. Elle n’a concentré sa flamme en soi que pour la mieux garder. (Mouvement d’attention.) Là est une force vierge, inexploitée ; une force supérieure à tout ce que le soleil a pu susciter, pour notre industrie, de cascades maintenant figées, de cyclones maintenant arrêtés, de marées maintenant suspendues ; une force où nos ingénieurs, avec un peu d’initiative, retrouveront au centuple l’équivalent du moteur qu’ils ont perdu ! Ce n’est plus par ce geste (Il montre le doigt au ciel.) que l’espoir du salut doit