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de leur tempérament. Parmi elles, il était impossible de ne pas remarquer, à sa haute et fine taille, à l’éclat de sa toilette et de son esprit, de ses yeux noirs et de son teint blond, au rayonnement enfin de toute sa personne, la princesse Lydie, lauréate du dernier grand concours international de beauté, et réputée la merveille des salons de Babylone. Quel personnel différent de celui qu’on tenait jadis au bout de sa lorgnette du haut des tribunes de ce qu’on appelait la Chambre des députés ! Jeunesse, beauté, génie, amour, trésors infinis de sciences et d’arts, plumes d’or, pinceaux merveilleux, voix délirantes, tout ce qu’il y a d’exquis encore et de civilisé sur la terre s’est condensé en ce bouquet final qui fleurit sous la neige comme une touffe de rhododendron ou de rose alpestre au pied d’une cime. Mais quel découragement abat toutes ces fleurs ! Et que toutes ces grâces sont languissantes !

À l’apparition de Miltiade, les fronts se relèvent. Tous les yeux se fixent sur lui. Il est grand, maigre et desséché malgré l’embonpoint factice de ses épaisses fourrures blanches. Quand il a rejeté son grand capuchon blanc qui rappelle le froc dominicain de l’antiquité, on entrevoit, à travers les stalactites de sa barbe et de ses sourcils, sa grande balafre. À cette vue, un sourire d’abord, puis un frisson, qui n’est plus de froid seulement, parcourt les rangs des femmes. Car, faut-il l’avouer ? malgré les efforts d’une éducation rationnelle, le penchant à applaudir la bravoure et ses signes n’a pu être entièrement extirpé de leur cœur. Lydie, notamment, reste imbue de ce sentiment d’un autre âge, par une sorte d’atavisme moral ajouté à son atavisme physique ; et elle dissimule si peu son émotion admirative que Miltiade lui-même en est frappé. À l’admiration se joint l’étonnement, car on le croyait mort depuis des années et on se demande par quels miracles accumulés il a pu échapper au sort de ses compagnons.

Il demande la parole, on la lui accorde. Il monte sur une estrade et un silence si profond s’établit qu’on eût entendu au dehors, nonobstant l’épaisseur des murs, la neige tomber. Mais ici laissons parler un témoin oculaire, transcrivons un extrait du compte-rendu, phonographié par lui, de cette mémorable séance. Je passe la partie du discours de Miltiade où il fait l’effrayant récit des périls qu’il a courus depuis sa descente de vaisseau. (Applaudissements à chaque instant.) Après avoir dit qu’en traversant Paris sur un traîneau attelé de rennes, grâce à la canicule, il a reconnu l’emplacement de cette ville morte à un double tumulus blanc formé à l’endroit