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uns des plus grands fleuves du monde, le Rhin, par exemple, et le Danube, ont cessé de couler, congelés jusqu’au fond, d’où résulte une sécheresse suivie d’une famine sans nom qui force des milliers de mères à manger leurs enfants. De temps à autre un pays, un continent interrompt tout à coup ses communications à l’agence centrale ; c’est que tout un réseau télégraphique est sous la neige, d’où émergent seulement ça et là, de distance en distance, les pointes inégales de ses poteaux portant leur petit godet. De cet immense filet électrique à la trame serrée qui enveloppait le globe entier, comme de cette prodigieuse cotte de maille que le système achevé des voies ferrées faisait à la terre, il ne reste plus que des tronçons épars, pareils aux débris de la grande armée de Napoléon pendant la retraite de Russie.

Cependant les glaciers des Alpes, des Andes, de toutes les montagnes du monde, vaincus du soleil, qui avaient été depuis des milliers de siècles refoulés dans leurs derniers retranchements, dans les gorges abruptes et les hautes vallées, ont repris leur marche conquérante. Tous les glaciers morts depuis des âges géologiques revivent agrandis. De toutes les vallées alpestres ou pyrénéennes, vertes naguère et peuplées de villes d’eaux délicieuses, on voit déboucher ces hordes blanches, ces laves glacées, avec leur moraine frontale qui s’avance en se déployant dans les vastes plaines, falaise mouvante faite de rochers et de locomotives renversées, de débris de ponts, de gares, d’hôtels, de monuments charriés pêle-mêle, bric-à-brac monstrueux et navrant dont l’invasion triomphante se pare comme d’un butin. Lentement, pas à pas, malgré quelques passagères intermittences de lumière et de chaleur, malgré des jours parfois brûlants qui attestent les convulsions suprêmes du soleil luttant contre la mort et ranimant dans les âmes l’espoir trompeur ; à travers et moyennant ces péripéties mêmes, les pâles envahisseurs font leur chemin. Ils reprennent, ils recouvrent un à un tous leurs anciens domaines de la période glaciaire ; et, retrouvant en route quelque gigantesque bloc erratique qui, à cent lieues des monts, près de quelque cité fameuse, gisait seul et morne, témoin mystérieux des grandes catastrophes d’autrefois, ils le soulèvent et l’emportent en le berçant sur leurs flots durs, comme une armée en marche reprend et arbore ses vieux drapeaux poudreux retrouvés dans les temples ennemis.

Mais qu’était la période glaciaire comparée à cette nouvelle crise du globe et du ciel ? Quelqu’affaiblissement sans doute, quelque