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presque complète pendant le cours d’une année à peine. Ils concluaient de là que le cas de notre soleil n’avait rien d’exceptionnel, que la théorie de l’évolution tardigrade n’était peut-être pas universellement applicable, et que, parfois, comme l’avait hasardé, dans les temps fabuleux, un vieux visionnaire mystique appelé Cuvier, il s’accomplissait de vraies révolutions dans le ciel comme sur la terre. Mais la science orthodoxe luttait avec indignation contre ces hardiesses.

Cependant l’hiver de 2489 fut si désastreux qu’il fallut bien prendre au sérieux les menaces des alarmistes. On en vint à redouter d’instant en instant l’apoplexie solaire. C’était là le titre d’une brochure à sensation qui eut vingt mille éditions. On attendait avec anxiété le retour du printemps.

Le printemps revint enfin et l’astre-roi reparut, mais combien découronné et méconnaissable ! Il était tout rouge. Les prés n’étaient plus verts, le ciel n’était plus bleu, les Chinois n’étaient plus jaunes, tout avait changé tout à coup de couleur, comme dans une féerie. Puis, par degrés, de rouge qu’il était, il devint orangé ; l’on eût dit alors une pomme d’or dans le ciel ; et, pendant quelques années, on le vit passer, ainsi que la nature entière, à travers mille nuances magnifiques ou terribles, de l’orangé au jaune, du jaune au vert et du vert enfin à l’indigo et au bleu pâle. Les météorologistes se rappelèrent alors que, en l’an 1883, le 2 septembre, le soleil avait été vu tout le long du jour, à Venezuela, bleu comme la lune. Autant de couleurs, autant de décors nouveaux de l’univers protéiforme qui émerveillaient le regard effrayé, qui ravivaient, ramenaient à son acuité primitive l’impression toute rajeunie des beautés naturelles, et remuaient étrangement le fond des âmes en renouvelant la face des choses.

En même temps, les désastres se succèdent. Toute la population de la Norwège, de la Russie du Nord, de la Sibérie, périt congelée en une nuit ; la zone tempérée est décimée, et ce qui reste de ses habitants, fuyant l’amoncellement des neiges et des glaces, émigre par centaines de millions vers les tropiques, encombrant les trains qui s’essoufflent, et dont plusieurs, rencontrés par des ouragans de neige, disparaissent à jamais. Le télégraphe apprend coup sur coup à la capitale, tantôt que l’on n’a plus de nouvelles des trains immenses engagés dans les tunnels sous-pyrénéens, sous-alpestres, sous-caucasiens, sous-himalayens, où des avalanches énormes les ont enfermés, obstruant simultanément les deux issues ; tantôt que quelques-