Page:Gabriel Tarde Fragment d'histoire future 1896.djvu/12

Cette page n’a pas encore été corrigée
— 9 —

dresser, aux frais de l’État, une statue de Louis-Philippe en aluminium battu, au milieu d’un jardin public planté de lauriers-sauces et de choux-fleurs.

L’univers respirait. Il baillait un peu sans doute, mais il s’épanouissait pour la première fois dans la plénitude de la paix, dans l’abondance presque gratuite de tous les biens et même dans la plus brillante floraison ou plutôt exposition de poésie et d’art, mais surtout de luxe, que la terre eût encore vue. C’est alors qu’une alarme extraordinaire et d’un genre nouveau, provoquée à juste titre par des observations astronomiques faites sur la tour de Babel, reconstruite en tour Eiffel très agrandie, commença à se répandre parmi les populations épouvantées.


II

LA CATASTROPHE


À plusieurs reprises déjà, le soleil avait donné des signes manifestes d’affaiblissement. D’année en année, ses taches multipliées s’agrandissaient, sa chaleur diminuait sensiblement. On se perdait en conjectures : son combustible lui faisait-il défaut ? venait-il de traverser, dans son exode à travers les espaces, une région exceptionnellement froide ? On l’ignorait. Quoi qu’il en soit, le public s’inquiétait peu de la chose, comme de tout ce qui est graduel et non subit. L’anémie solaire, qui rendit, d’ailleurs, quelque vie à l’astronomie délaissée, était devenue seulement le thème de plusieurs articles de revue assez piquants. En général, les savants, dans leurs cabinets bien chauffés, affectaient de ne pas croire à l’abaissement de la température, et, malgré les indications formelles des thermomètres, ils répétaient sans cesse que le dogme de l’évolution lente et de la conservation de l’énergie, combiné avec l’hypothèse classique de la nébuleuse, défendait d’admettre un refroidissement de la masse du soleil assez rapide pour se faire sentir pendant la courte durée d’un siècle, à plus forte raison d’un lustre ou d’une année. Quelques dissidents de tempérament hérétique et pessimiste faisaient remarquer, il est vrai, qu’à diverses époques, si l’on en croyait les astronomes du haut passé, certaines étoiles s’étaient graduellement éteintes dans le ciel, ou avaient passé du plus vif éclat à l’obscurité