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nêtes et des plus insipides visages et des formes les moins apéritives qu’on pût voir ; que les candidats récemment nommés, après envoi préalable de leurs portraits, aux plus hautes dignités de l’Empire, se distinguaient essentiellement par la vulgarité de leur tournure ; enfin, que les courses et les fêtes publiques (dont le jour était désigné à l’avance par des dépêches secrètes annonçant l’arrivée d’un cyclone américain) se trouvaient, neuf fois sur dix, avoir lieu un jour de brouillard épais ou de pluie battante, qui les transformait en un déploiement immense d’imperméables et de parapluies. En fait de projets, comme en fait de gens, le choix du prince était toujours celui-ci le plus utile ou le meilleur parmi les plus laids. Une insupportable monochronie, une monotonie écrasante, une nauséabonde insipidité, étaient le timbre distinctif de toutes les œuvres du gouvernement. On en rit, on s’en émut, on s’en indigna, on s’y habitua. Le résultat fut qu’au bout d’un temps il ne se rencontra plus un ambitieux, un politicien, c’est-à-dire un artiste ou un littérateur déclassé et cherchant le beau hors de son domaine, qui ne se détournât de la poursuite des honneurs pour se remettre à rimer, sculpter et peindre ; et depuis lors, s’est accrédité cet aphorisme que la supériorité des hommes d’État n’est que la médiocrité élevée à la plus haute puissance.

Grand bienfait qu’on doit à ce monarque éminent. La haute pensée de son règne a été révélée par la publication posthume de ses mémoires. De cet écrit si regrettable, il ne nous reste que ce fragment bien propre à nous faire déplorer la perte du reste « Quel est le vrai fondateur de la Sociologie ? Auguste Comte ? Non, Ménénius Agrippa. Ce grand homme a compris que le gouvernement était l’estomac, non la tête du corps social. Or, le mérite d’un estomac, c’est d’être bon et laid, utile et repoussant avoir, car si cet indispensable organe était agréable à regarder, il serait à craindre qu’on n’y touchât et la nature n’aurait pas pris tant de soin pour le cacher et le défendre. Quel homme sensé se pique d’avoir un bel appareil digestif, un foie gracieux, des poumons élégants ? Cette prétention ne serait pourtant pas plus ridicule que la manie de faire grand et beau en politique. Il faut faire solide et plat. Mes pauvres prédécesseurs… » Ici, une lacune. Un peu plus loin, on lit « Le meilleur gouvernement est celui qui s’attache à être si parfaitement bourgeois, correct, neutre et châtré, que personne ne se puisse plus passionner ni pour ni contre. » Tel était ce dernier successeur de Sémiramis. Sur l’emplacement retrouvé des jardins suspendus, il avait fait