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vraiment lumineuse. Dans cette plaine incomparable de la Chaldée, arrosée par un autre Nil, il y avait une autre Égypte plus fertile encore et plus belle à ressusciter, à transfigurer, une étendue horizontale infinie à couvrir de monuments hardis et pressés, de populations denses et fiévreuses, de moissons dorées sous un ciel toujours bleu, de chemins de fer rayonnant en réseau ferré de la ville de Nabuchodonosor aux extrémités de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, à travers l’Himalaya, le Caucase et le Sahara. Tout cela fut fait en quelques années. La force emmagasinée et électriquement transmise de cent cascades abyssiniennes et de je ne sais combien de cyclones suffit sans peine à transporter des monts d’Arménie la pierre, le bois et le fer nécessaires à tant de constructions. Un jour, un train de plaisir composé de mille et une voitures, ayant passé trop près d’un câble transmetteur au moment de sa plus forte charge, fut foudroyé en un clin d’œil et pulvérisé. Mais aussi Babylone, la fastueuse cité de fange, aux misérables splendeurs de brique crue et peinte, se trouva rebâtie de marbre et de granit, pour la plus grande humiliation des Nabopolassar et des Balthazar, des Cyrus et des Alexandre. Inutile d’ajouter que les archéologues firent, à cette occasion, d’inappréciables découvertes dans plusieurs couches superposées d’antiquités babyloniennes et assyriennes. La fureur d’assyriologie alla si loin que tous les ateliers de sculpteurs, les palais et même les armoiries des souverains se remplirent de taureaux ailés à tête humaine, comme jadis les musées étaient pleins de cupidons ou de chérubins « cravatés de leurs ailes » et qu’on fit même imprimer certains manuels d’école primaire en caractères cunéiformes, pour ajouter à leur autorité sur les jeunes imaginations.

Cette débauche impériale de maçonnerie ayant occasionné malheureusement les septième, huitième et neuvième banqueroutes de l’État et plusieurs inondations consécutives de papier-monnaie, on se réjouit, en général, de voir, après ce régne brillant, la couronne portée par un financier philosophe. L’ordre à peine rétabli dans les finances, il se mit en mesure d’appliquer sur une grande échelle son idéal gouvernemental qui était d’une nature toute singulière. On ne tarda pas à remarquer, en effet, après son avènement, que toutes les dames d’honneur nouvellement choisies, très intelligentes d’ailleurs, mais sans le moindre esprit, brillaient, avant tout, par leur éclatante laideur ; que les livrées de la cour étaient d’une teinte grise et morne ; que les bals de la cour, reproduits par la cinématographie instantanée à millions d’exemplaires, fournissaient la collection des plus hon-