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prudemment Cuchillo, que son hypocrisie mit maladroitement hors de garde.

— Vous l’avez donc connu ? s’écria Tiburcio ; il ne m’a jamais parlé de vous. »

Cuchillo sentit qu’il venait de se fourvoyer ; il se hâta de répondre :

« J’en ai beaucoup ouï parler comme d’un bien digne homme et d’un gambusino renommé… et c’est bien assez pour que je le regrette, je pense. N’est-ce pas moi d’ailleurs qui vous ai informé de sa mort, que le hasard seul m’avait apprise ? »

Malgré le ton naturel dont Cuchillo fit cette réponse, il était porteur d’une de ces figures tellement suspectes, tant de soupçons planaient sur sa tête, que Tiburcio jeta sur lui un regard de défiance.

Mais, petit à petit, les idées du jeune homme semblèrent prendre un autre cours. Il parut pendant quelque temps plongé dans une méditation profonde, qui n’était que le résultat de sa faiblesse accidentelle, et dont Cuchillo, enclin aux soupçons, interpréta différemment l’origine.

En ce moment le cheval de Cuchillo commença de donner des signes évidents de terreur. Son poil se hérissait, et il se rapprocha de son maître comme pour chercher protection près de lui. L’heure approchait où le désert assombri allait se parer de toute sa majesté nocturne. Déjà les chacals hurlaient au loin, quand tout à coup une note rauque, saccadée, leur imposa silence : c’était la voix du lion d’Amérique.

« Écoutez ! » dit Cuchillo.

Un hurlement plus aigu retentit d’un autre côté.

« C’est un puma[1] et un jaguar[2] qui se disputent le corps de votre cheval, ami Tiburcio, et le vaincu pourrait

  1. On appelle puma un lion sans crinière, particulier à l’Amérique.
  2. Tigre moucheté.