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— Je suis très-timide quand je joue devant le monde, reprit Baraja ; en outre, j’aime le grand air. J’avais donc proposé à mon intendant de faire notre partie dans un endroit très-reculé, où ma timidité naturelle se sentirait plus à l’aise. Vous concevez, n’est-ce pas ? si je venais à perdre cette dernière portion de mon bien, quel changement… quel soulagement, veux-je dire, pouvaient apporter à ma douleur l’air pur du bois… le silence… la solitude la plus complète. Mais mon intendant ne partageait pas mon goût pour le grand air et l’isolement, et il mit pour condition à la partie qu’il voulait bien accepter, que nous la jouerions devant témoins.

— Et vous fûtes forcé d’en passer par là ?

— À mon grand regret, continua Baraja.

— Et vous perdîtes, étant si timide devant le monde ? reprit Cuchillo avec un sérieux imperturbable.

— Je perdis cette seconde moitié comme la première. De toute ma fortune passée, il ne me resta que le cheval que voici, bien que mon ex-intendant prétendît que ce cheval était compris dans la partie. Aujourd’hui, je n’ai plus que l’espoir de faire fortune dans l’expédition de Tubac, dont je suis un des membres, et, comme dernière ressource, celle de rentrer au service de mon fripon pour me rattraper à mon tour. Depuis ce temps j’ai juré de ne plus jouer, et, caramba ! j’ai tenu mon serment.

— Combien y a-t-il de temps que cela vous est arrivé ?

— Cinq jours, reprit Baraja.

— Diable ! votre fidélité à votre serment n’est pas sans mérite ! »

Les deux aventuriers, après avoir échangé ces confidences entre eux, commencèrent à s’entretenir de l’espoir qu’on fondait sur l’expédition prochaine, des merveilles qu’on racontait du pays qu’elle allait explorer, enfin des dangers qui la menaçaient, au milieu de déserts inconnus.

« Mais, bah ! dit Baraja, mieux vaut mourir que de rester avec des trous aux coudes.