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prétendit que j’avais triché. Là-dessus nous eûmes des mots. »

Le narrateur fit une pause pour porter à ses lèvres une outre pleine d’eau, puis il reprit :

« Mon ami eut l’indélicatesse de s’en laisser mourir !

— Quoi ! de vos mots ?

— Non, d’un coup de couteau qui en fut la suite, reprit Cuchillo la bouche pleine.

— Je savais bien que les torts étaient du côté de votre ami.

— L’alcade n’en jugea pas ainsi, il me tracassa ridiculement ; et cependant je lui eusse pardonné l’aigreur de ses relations avec moi, si je n’eusse été moi-même aigri par les mauvais procédés d’un ami que j’avais estimé jusqu’alors.

— On a toujours à se plaindre des amis, dit sentencieusement le seigneur Baraja en lançant vers la voûte du ciel la fumée de sa cigarette de paille de maïs.

— Quoi qu’il en soit, dit Cuchillo, j’ai fait vœu de ne plus jouer ; car le jeu est, comme vous voyez, l’origine de cette dernière affaire.

— C’est une sage résolution, reprit Baraja, et je me suis aussi promis de ne plus toucher de cartes, depuis que le jeu m’a ruiné de fond en comble…

— Ruiné ! vous avez donc été riche ?

— Hélas ! j’avais une hacienda[1] et de nombreux bestiaux ; mais j’avais aussi un intendant. Je n’ai compté qu’une fois avec lui, soupira Baraja, il était trop tard : la moitié de mon bien lui appartenait déjà.

— Et que fîtes-vous alors ?

— La seule chose qui me restait à faire, dit Baraja d’un air magistral : je lui proposai de jouer sa moitié contre la mienne : il accepta après quelques façons.

— Des façons, interrompit Cuchillo ; voyez-vous le drôle !

  1. Grande ferme pour l’élève des bestiaux principalement.