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ques bestiaux qu’ils engraissent dans ces pâturages parfumés qui donnent à leur chair une saveur exquise, un ciel toujours clément, mais surtout une sobriété miraculeuse, font vivre ces hôtes des déserts sinon dans l’aisance, au moins à l’abri du besoin. Quels désirs peut former l’homme dont un ciel bleu couvre la tête, et qui trouve dans la fumée d’une cigarette un préservatif infaillible contre les tiraillements de la faim ?

Par une matinée de cette année 1830, à environ trois journées d’Arispe, un homme était assis, ou plutôt à demi couché, à la porte d’une cabane, sur une de ces couvertures de laine curieusement travaillées, qu’on nomme zarapes. Quelques huttes, éparses çà et là et dans un état complet d’abandon, indiquaient un de ces villages qui ne sont habités par une population nomade que pendant la saison des pluies et une partie de la saison sèche. Quand les citernes qu’alimentent les eaux du ciel viennent à se tarir, ces villages restent déserts et ne revoient leurs habitants que lorsque les réservoirs se remplissent de nouveau. Deux routes, à peine frayées au milieu des bois épais qui couvraient tout l’espace environnant, venaient se couper près de l’endroit où était couché le voyageur, qui ne semblait nullement effrayé de la solitude profonde dans laquelle il se trouvait.

Quelques corbeaux qui voltigeaient, en croassant, d’arbre en arbre, et le cri des chachalacas[1] qui saluaient le jour naissant, interrompaient seuls le profond silence des bois. Bien que le soleil répandît déjà quelque chaleur, la brume épaisse, qui dans ces climats s’étend la nuit comme un voile, commençait seulement à se dissiper, laissant encore d’épais flocons accrochés aux sommités des arbres de bois de fer et des mezquites (gommiers). Les restes d’un grand feu, allumé sans doute pour combattre la froidure

  1. Espèce de pies d’un beau bleu foncé, et dont le cri a formé le nom.