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soins presque maternels que le géant prodiguait à ce jeune enfant, et des ruses incessantes à l’aide desquels il se procurait toujours un supplément de rations pour son fils adoptif. Le matelot en était venu à bâtir pour son propre compte, sur cette frêle existence, mille rêves de bonheur que ses parts de prises pouvaient lui permettre de réaliser un jour.

Malheureusement, l’honnête matelot négligeait trop, dans ses calculs, les périlleux hasards de la vie maritime. Un matin, le croiseur français fut obligé de prendre la chasse devant un brick anglais d’une force double de la sienne. Quelque bon marcheur qu’il fût, il ne put donner le change à l’ennemi ni refuser le combat.

Les deux navires se canonnaient avec acharnement depuis plusieurs heures, quand le matelot, tout noir de poudre, descendit à fond de cale, où il avait mis son enfant en sûreté. Après l’avoir tendrement embrassé, il le porta dans ses bras sur le pont. Là, au plus fort de l’action, au milieu du tumulte, du sang qui coulait partout, des cris des combattants, au milieu des mâts qui tombaient, il voulut, à tout événement, graver dans sa mémoire les circonstances d’une séparation qu’il redoutait.

Dans un semblable moment, qui doit laisser, même à un enfant, un souvenir qui ne s’efface jamais, il lui dit en le couvrant de son vaste corps :

« Agenouille-toi, mon fils. »

L’enfant s’agenouilla tout tremblant.

« Tu vois ce qui se passe ? continua le Canadien d’une voix solennelle.

— J’ai peur, murmura Fabian, du sang que je vois, du bruit que j’entends ; et il se cachait dans les bras du colosse.

— C’est bien, reprit le matelot. Eh bien ! n’oublie jamais que dans ce moment un matelot, un homme qui t’aimait comme sa vie, t’a fait mettre à genoux pour te dire : « Agenouille-toi, mon enfant, et prie pour ta mère… »

Il n’acheva pas : une balle l’avait frappé, et son sang