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— J’en conviens, répondit Fabian. Puis il ajouta sérieusement : Non, mes amis, don Estévan échappe à ma vengeance, grâce aux soldats dont il est entouré ; ce placer que j’avais cru m’appartenir m’échappe également ; que m’importe ! n’ai-je pas encore, au cas où l’ambition s’emparerait de moi, le nom et la fortune de mes pères à revendiquer ? N’y a-t-il pas en Espagne des tribunaux qui rendent à tous une justice égale ? Dieu fera le reste ; mais je ne veux pas exposer follement deux nobles existences ; je ne parle pas de la mienne, continua-t-il mélancoliquement : si jeune encore, n’ai-je pas épuisé déjà le calice d’amertume ? C’en est assez, et vos généreux subterfuges ne m’en imposeront pas. »

En disant ces mots, Fabian tendit ses mains aux deux chasseurs, qui les serrèrent dans une affectueuse et rude étreinte. Le Canadien considéra quelques minutes en silence et d’un air attendri la noble figure de celui qu’il était fier d’appeler son fils ; puis, tandis que sur sa physionomie l’air momentané de contrainte faisait place aux véritables sentiments de son cœur, il s’écria :

« Fabian, mon enfant, toute ma vie s’est passée sur la mer et au milieu des déserts, mais j’ai conservé assez de souvenirs des villes et de leurs usages pour savoir que parmi les hommes la justice s’achète plus qu’elle ne se conquiert. Cet or, mon enfant, cet or que cachent ces montagnes, nous l’emploierons à faire de vous ce que la Providence vous destinait à être ; cet or aplanira les obstacles devant lesquels votre bon droit se briserait sans doute. Pepe ne me démentira pas quand je vous dirai que nous voulons exposer notre vie pour vous restituer les biens de vos ancêtres et le nom illustre que vous êtes si digne porter.

— Oui, reprit le carabinier, je vous l’ai dit, la première partie de ma vie n’a pas été telle que je l’aurais voulu ; c’est un peu la faute du gouvernement espagnol qui ne me payait guère ; j’ai néanmoins sur le cœur un