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préoccupation sérieuse, et qu’il est imprudent de s’y aventurer longtemps avec ceux qu’on aime plus que sa vie ; cette nouvelle chance expose un homme à perdre tous ses moyens. Je vous le dis franchement, Bois-Rosé, depuis tantôt je ne vous reconnais plus.

— C’est vrai, je ne me reconnais plus moi-même, répondit simplement le Canadien à voix basse, et cependant… »

Bois-Rosé n’acheva pas, car une rêverie profonde venait de s’emparer de lui, pendant laquelle, comme un homme dont le corps est présent tandis que son âme est absente, il ne parut plus s’occuper de surveiller les mouvements incertains de l’îlot flottant. C’est que pour le chasseur qui, depuis vingt ans, vivait dans la liberté sans bornes des déserts, renoncer à cette vie, c’était mourir ; renoncer à voir Fabian tous les jours, à la consolation de sentir son fils d’adoption lui fermer les yeux, c’était également dire adieu au bonheur. Fabian et le désert étaient les deux affections dominantes de sa vie ; abandonner l’un ou l’autre lui semblait un effort impossible. C’était, dans l’âme du chasseur, une lutte entre l’homme civilisé et l’homme qu’une longue habitude avait rendu presque sauvage.

Pepe ne tarda pas à interrompre les rêveries du Canadien. Déjà, depuis quelques moments, le premier jetait dans la direction de l’une des rives du fleuve des regards plus inquiets. À travers le voile de brouillard il lui semblait apercevoir confusément les formes blanches et fantastiques que les arbres dessinaient à travers la brume. C’étaient comme des fantômes encore indistincts, recouverts de longues draperies de vapeurs et qui semblaient se pencher éplorés sur la rivière.

« Nous dévions, Bois-Rosé, dit tout bas Pepe ; ces flots de brume qui paraissent plus épais là-bas ne doivent être que la cime des saules du rivage.

— C’est vrai ! reprit le Canadien, qui s’arracha à ses