Page:Gabriel Ferry - Le coureur des bois, Tome I, 1881.djvu/39

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

abritait mal ses jambes de la froidure assez piquante d’une matinée de novembre. Ce jeune homme vint frapper à la porte de l’alcade. Sa figure n’était guère visible : il portait jusqu’aux yeux un petit manteau de drap grossier à longs poils, qu’on appelle esclavina. À la manière partiale dont il en usait avec le haut de sa personne dans le partage inégal que l’exiguïté de ce manteau le forçait à faire, en laissant à découvert les jambes au profit du buste, il paraissait être parfaitement content de son pantalon. Mais les apparences sont bien trompeuses. En effet, le rêve de ce garçon dont les yeux faux, l’aspect misérable et un certain parfum de vieux papiers décelaient un escribano (procureur), était de posséder un pantalon tout différent du sien, c’est-à-dire un vêtement long, large et moelleux ; un pantalon, en un mot, réunissant ces trois qualités, devait être à ses yeux une enveloppe impénétrable aux maux de la vie, un asile inviolable contre le malheur. Ce jeune homme était le bras droit de l’alcade ; il s’appelait Gregorio Cagatinta.

Au coup modeste frappé à la porte avec l’écritoire de corne qu’il portait en sautoir, une vieille femme vint ouvrir.

« Ah ! c’est vous, don Gregorio, dit la vieille avec cette orgueilleuse courtoisie espagnole qui fait que deux décrotteurs qui s’abordent se prodiguent le don comme des grands de première classe.

— Oui, c’est moi, doña Nicolasa, répondit Gregorio.

— Jésus ! Maria ! puisque vous voilà, c’est que je suis en retard. Et mon maître qui attend sa culotte ! Asseyez-vous, don Gregorio, il ne va pas tarder. »

La chambre dans laquelle l’escribano avait été introduit eût paru immense, si, dans chaque angle, des filets de diverses grandeurs, des mâts, des vergues, des voiles de toutes formes, depuis les carrées jusqu’aux latines, des gouvernails de canot, des avirons, des vareuses, des chemises de laine, n’y eussent été entassés pêle-mêle. Mais, grâce à ce tohubohu, il restait à peine de quoi placer un siège ou deux autour d’une grande table en chêne, sur laquelle