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samment noire à présent pour que les Indiens, en ne nous voyant pas nous jeter dans la rivière, nous laissent gagner un endroit éloigné d’eux. Tenez, j’en vais faire l’expérience avant de tenter le coup. »

En disant ces mots, le Canadien arracha, non sans quelques efforts, un des troncs de saule du radeau naturel qui leur servait de refuge ; l’extrémité noueuse de ce tronc imitait assez bien la forme d’une tête humaine. Le vieux chasseur déposa avec précaution le morceau de bois sur la surface de la rivière, et bientôt la masse noire flotta doucement au cours de l’eau. Les trois amis suivirent avec anxiété pendant quelques instants sa navigation silencieuse, et ce ne fut que quand elle eut disparu dans l’obscurité que le Canadien reprit la parole :

« Vous le voyez, dit-il, un nageur prudent passerait inaperçu comme cet arbre. Pas un Indien n’a bougé.

— C’est vrai, dit Pepe ; mais qui nous assure que l’œil des Apaches ne sait pas distinguer un homme d’un morceau de bois ? Et puis il y a parmi nous un homme qui ne sait pas nager.

— Qui donc ? »

L’Espagnol montra du doigt le blessé qui, tout en dormant, gémissait sur sa couche de douleur, comme si son ange gardien l’avertissait qu’il était question de l’abandonner seul à ses ennemis.

« Qu’importe ? reprit Bois-Rosé avec quelque hésitation ; la vie de cet homme vaut-elle la vie du dernier descendant des Mediana ?

— Non, répliqua l’Espagnol ; mais moi qui étais presque d’avis tout à l’heure d’abandonner ce malheureux, je crois à présent que ce serait une lâcheté.

— Cet homme, ajouta Fabian, a peut-être des enfants, qui, eux aussi, pleureraient leur père, comme je pleurerais le mien en pareil cas.