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je me défiais de ces deux absents et des bruits que j’entendais ; ce n’étaient que les Indiens qui gagnaient l’autre rive. Qui sait maintenant combien d’ennemis nous avons autour de nous ?

— Qu’importe, répondit le Canadien d’un air morne, qu’il y ait cent vautours à déchirer nos cadavres, quand nous ne serons plus, qu’il y ait cent Indiens à hurler autour d’eux ?

— Il est vrai que le nombre ne fait rien en pareille circonstance ; mais si ce doit être un jour de triomphe pour les Indiens, à coup sûr les vautours y perdront.

— N’allez-vous pas chanter votre chant de mort comme les Indiens, qui, attachés au poteau, rappellent les chevelures qu’ils ont enlevées ?

— Et pourquoi pas ? c’est une très-bonne coutume ; cela aide à mourir en héros, de se rappeler qu’on a vécu en homme.

— Pensons plutôt à mourir en chrétien, reprit Bois-Rosé ; puis, attirant Fabian près de lui : Je ne sais trop me rendre compte, mon enfant bien-aimé, continua-t-il, de ce que j’avais rêvé pour vous. Je suis à moitié sauvage et à moitié civilisé, et mes rêves s’en ressentaient. Tantôt je voulais vous rendre les grandeurs du monde, vos honneurs, vos titres, y ajouter encore tous les trésors du val d’Or ; tantôt je ne rêvais pour vous que les splendeurs des déserts, que ces majestueuses harmonies qui bercent l’homme à son coucher, et le caressent encore à son réveil : mais ce que je puis dire, c’est que l’idée qui dominait dans mon cœur était de ne vous quitter jamais. Faut-il donc que ce soit dans la mort que nous nous trouvions réunis ? Si jeune, si brave, si beau, faut-il que vous ayez le même sort qu’un homme qui demain serait inutile dans ce monde ?

— Qui m’aimerait quand vous ne seriez plus là ? reprit Fabian d’une voix à laquelle le désespoir de cette situation n’ôtait rien de sa douceur et de sa fermeté.