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quillité de la nuit, Pepe, moins absorbé que Bois-Rosé, prêtait parfois l’oreille avec un sentiment voisin de l’inquiétude.

« Cette lune maudite ne se couchera donc jamais, dit-il ; je suis inquiet ; il me semble entendre comme le clapotis de l’eau sous des pieds, et ce bruit n’est pas celui des tourbillons de la rivière. Les buffles ne viennent pas non plus s’abreuver à cette heure de la nuit. »

En disant ces mots, l’Espagnol se leva, se pencha pour regarder en amont et en aval du fleuve, c’est-à-dire à droite et à gauche dans toute l’étendue de son cours ; mais en aval comme en amont des colonnes de brouillard qui s’élevaient en tournoyant étendaient un voile impénétrable à peu de distance de l’œil du chasseur. La fraîcheur des nuits d’Amérique, qui succède à la chaleur brûlante du jour, condense ainsi en nuages épais les exhalaisons de la terre et des eaux échauffées par le soleil.

« Je ne vois que le brouillard, » dit Pepe avec dépit.

Peu à peu cependant ces bruits vagues moururent à l’oreille du chasseur espagnol, et l’air reprit son calme et son silence habituels. Un long moment s’écoula de nouveau et la lune descendait toujours, les constellations voyageuses n’étaient plus au centre du ciel, la nature sommeillait sous son dais de blanches vapeurs, quand les défenseurs de l’île tressaillirent tout à coup et se regardèrent avec stupeur.

Des hurlements s’étaient élevés des deux rives à la fois, en sons si prolongés et si perçants que, quand les bouches qui les avaient fait entendre se furent refermées, les échos des deux rives hurlèrent encore. Désormais la fuite était impossible, les Indiens cernaient l’île de chaque côté à la fois : les deux chasseurs étaient trop expérimentés pour en douter.

« La lune peut se coucher maintenant ! s’écria Pepe en fermant les poings avec rage. Ah ! je disais bien que