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L’étranger ainsi rançonné laissa échapper un juron, mais ne répondit pas.

« Je sais bien, continua Pepe, que c’est peu ; car s’il reçoit trois soldes comme la mienne, il a trois fois moins de besoins que moi, et, par conséquent, j’aurais droit au triple ; mais, comme il dit, les temps sont durs, et je maintiens ma proposition. »

Un violent combat parut se livrer entre l’angoisse et l’orgueil dans le cœur de l’inconnu, du front de qui, malgré la saison, tombaient des gouttes de sueur ; une nécessité bien impérieuse devait l’amener avec tant de mystère dans cet endroit écarté, car cette nécessité dompta son orgueil, qui paraissait indomptable. L’air d’intrépidité railleuse qui éclatait chez Pepe lui fit sentir aussi l’urgence d’un accommodement, et, tirant sa main de dessous son manteau, il ôta de l’un de ses doigts une riche bague et la présenta au miquelet.

« Prends et va-t’en, » lui dit-il.

Pepe la prit et l’examina, puis il hésita.

« Bah ! je me risque, et je l’accepte pour quarante onces. Maintenant, je suis sourd, muet et aveugle.

— J’y compte, s’écria l’inconnu froidement.

— Par la vie de ma mère, répondit Pepe, puisqu’il ne s’agit plus de contrebande, je veux vous prêter main-forte ; car vous sentez que je puis, en qualité de carabinier, ne pas voir la contrebande, mais la faire… jamais !

— Eh bien ! rassure la timidité de ta conscience à cet égard, reprit l’inconnu avec un sourire amer ; garde ce canot jusqu’à notre retour ; je rejoins mes hommes. Seulement, quoi qu’il arrive, quoi que tu voies, quelque temps que nous restions à revenir, sois, comme tu le dis, muet, sourd, aveugle et patient. »

En disant ces mots, l’étranger sauta hors du canot sur la grève et disparut à l’angle du chemin creux.

Resté seul, Pepe considéra, au clair de la lune, le brillant enchâssé dans la bague qu’il avait extorquée à l’inconnu.